De Coster, entre le rire et le cri

Charles de Coster

Durant toute l’année 2017, le sesquicentenaire de La Légende d’Ulenspiegel fut salué par bon nombre de publications d’importance, depuis un bouquet d’hommages poétiques rassemblés par les bons soins de Christian Libens en plaquette ou dans les pages du Carnet et les instants n°193, jusqu’aux études critiques les plus pointues, en passant par une édition définitive du texte, établie par le spécialiste incontesté de la question, Jean-Marie Klinkenberg. Retour sur un événement à la carrure de dikzak qui vaut son pesant de haute graisse, et que seuls les matagots, les wysneuzen embrennés et les pagaders foirards auront eu l’opprobrieuse balourdise de manquer.

Mais par où commencer lorsque l’on s’aventure à l’assaut de ce massif littéraire, premier pic à surgir du relief peu accidenté du Plat pays un peu moins de quatre décennies après la naissance de la Belgique comme État indépendant ? Par la quête des origines de son personnage principal, dont les faits et gestes hantent l’imaginaire germanique depuis le XIVe siècle, dans leur version orale, et depuis le début du XVIe siècle, sous une forme plus livresque ? Par la vie de son auteur, l’Ixellois Charles De Coster, né en 1827 d’une mère wallonne et d’un père flamand, et mort en 1869, dans l’indifférence générale ? Ou encore par l’analyse de ce texte foisonnant, tellement unique en son genre qu’il semble écrit « pour tous et pour personne » comme avouera l’être le Zarathoustra de Nietzsche ?

Sur les trois cents pages de sa Naissance d’une littérature, Joseph Hanse en consacrait plus de cinquante à la vie et l’œuvre de Charles De Coster, à travers six études éclairantes. Hanse rappelait que si leurs éditions fleurirent en Allemagne tout au long du XVIe, c’est dès 1518 que les farces de « Till Eulenspiegel » furent traduites en flamand et illustrées de bois gravés chez un imprimeur anversois. La popularité de cette figure anticonformiste, rebelle et irrévérencieuse envers n’importe quelle forme d’autorité, qu’elle soit bourgeoise, aristocratique ou cléricale, se déclina ensuite en français (langue qui s’enrichira au passage de l’adjectif « espiègle » forgé à partir du nom du héros), en latin, en néerlandais, en danois, en polonais, en italien… Bref, « Till » fut d’emblée un mythe européen.

De Coster croise quant à lui le reflet du Hibou au mitan des années 1850, alors qu’il l’avait déjà rencontré ici et là dans quelques brochures de littérature de colportage dont il était friand… Car voilà que son jeune et talentueux ami Félicien Rops lui propose de baptiser l’hebdomadaire émanant de la Société des Joyeux qu’ils fréquentent, d’un titre à la mesure de la fantaisie qui règne au sein de ce groupe de tempéraments ripailleurs et d’esprits bohèmes. Un nom qui, de surcroît, pour qu’il soit impossible de le confondre avec une initiative française, sonnerait « belge ». Quelle autre appellation que celle d’Uylenspiegel pour satisfaire à ces conditions ? Le journal deviendra celui des Ébats politiques et artistiques de toute la génération jeune-libérale bruxelloise et, partant, l’une des grandes revues littéraires d’un pays où ce genre de publication a joué un rôle moteur dans la circulation de la culture et des idées…

Mais De Coster ne s’arrête pas en si bon chemin dans son compagnonnage avec Till, qui, selon l’expression de Joseph Hanse, lui ouvre une « voie royale » vers son futur chef-d’œuvre. L’ancien étudiant qui a repris sur le tard son droit, imprégné des principes de la Libre pensée au point d’être initié à la Loge maçonnique des « Vrais Amis de l’Union et du Progrès réunis », n’a encore à son actif, au début de la trentaine, qu’un pâle succès d’estime avec le recueil de Légendes flamandes qu’il a donné en 1858. Si les débuts du poète demeureront méconnus, ceux du prosateur resteront longtemps laborieux. Pour ces histoires, il puise l’essentiel de son inspiration dans une nordicité fantasmatique, anticipant par-là la formule ghelderodienne « La Flandre est un songe ». Les personnages d’extraction populaire y sont empreints de bonhomie et de truculence et affichent une « face ornée, en signe de grasse vie, de deux mentons pour le moins » à l’instar des Frères de la Bonne Trogne. Une atmosphère sombre, à la limite du fantastique, peut aussi y régner, comme dans Sire Halewyn, qui conte les méfaits de ce noble aux trait disgracieux devenu par magie irrésistiblement beau, et que seul régénère le sang des vierges qu’il séduit – ou encore dans Smetse Smee, où est illustré l’indémodable topique du pacte satanique, cette fois entre un forgeron et le Malin. Blanche, Claire et Candide, bien qu’il soit le texte le plus court, apparaissait à Joseph Hanse comme un « texte séminal » qui allait fournir à De Coster la matrice de ses légendes à venir. Mais la variété de tons n’empêche pas que ces histoires constituent à elles quatre le « laboratoire langagier » (J.-M. Klinkenberg) où s’élaborent les techniques d’exploitation de l’archaïsme, et qui fonctionnera à plein rendement dans Ulenspiegel. Jean-Marie Klinkenberg remarque en effet, dans chacune d’elles, la co-présence des trois catégories d’archaïsmes prédominantes chez De Coster : les archaïsmes en puissance (qui subissent juste une légère distorsion morphologique ou sémantique), francs (véritablement obsolètes en regard de l’usage) et de convention (appartenant au lexique familier des lecteurs habitués aux contes, aux récits oraux, etc.). C’est dire à quel point Les Légendes flamandes marquent une étape cruciale dans le développement de la production decostérienne, et pas uniquement pour des questions de choix du cadre narratif ni de profilage des protagonistes.

Avec Ulenspiegel, De Coster tient là un sujet de choix pour devenir écrivain – hélas, noteront certains, l’un de ceux dont la mémoire reste pour la postérité associée à un seul titre. Il mettra dix ans à « donner au vagabond un état civil et une patrie » (J.-M. Klinkenberg), à faire d’un chenapan au franc-parler, insouciant et turbulent, un révolutionnaire, d’un rebelle de bourgade un insoumis hostile aux Puissants régnant sur une contrée entière, d’un baratineur cabriolant un soldat de la Liberté, d’un luron sorti d’une imagerie cocasse et un brin naïve un héros épique. D’après Jean-Pierre Verheggen, amoureux de longue date de ce personnage, « Thyl ne représente que sa propre résistance diasporique, individualiste, et rien d’autre : aucun peuple, aucune nation, aucun tragi-comique morin ou iroquois !… et, tous les peuples, toutes les nations, tous… ! »

Faut-il rappeler ici le cadre spatio-temporel dans lequel s’inscrit La Légende – soit les territoires des Pays-Bas à la fin du XVIe siècle, que dévastent les guerres religieuses, les crises sociales et sur lesquels pèse la domination espagnole ? Faut-il réexposer le motif qui pousse Thyl à partir en croisade avec, « battant sur son cœur », les cendres de son père brûlé pour sorcellerie sur les bûchers de l’Inquisition et de l’obscurantisme ? Faut-il redire que ce livre n’est pas immense que par son volume, mais aussi par l’énormité de l’audace qu’il représente – faisant fi des codes littéraires, échappant aux étiquettes, aux classements et aux genres canoniques, passant du registre poétique au réaliste, du lyrique à l’épique, de l’anticlérical au mystique inspiré, du drôle au dramatique quand ce n’est à l’effroyable ? Faut-il encore mettre en regard de certaines scènes quelque tableau foisonnant de Breughel ou quelque désolation boschienne pour se convaincre que De Coster fut autant peintre qu’écrivain ?

Mais par-delà la création de motifs et de caractères littéraires, la transgression de la notion de genres, la réactivation et l’appropriation d’une figure mythique, c’est par son inventivité langagière sans précédent que De Coster apparaît comme remarquable. En 2017 en tout cas, cet aspect aura été plus que nul autre salué. Bigarrée, turbulente et carnavalesque à souhait, la couverture signée Olivier Deprez pour l’édition définitive de la légende parue en grand format cartonné chez Espace Nord, est à la (dé)mesure du texte qu’elle orne. La (ici, prendre une longue inspiration) Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs avait paru en décembre 1867, à l’enseigne de Lacroix et Verboekhoven (le duo qui avait commis cinq ans auparavant Les Misérables, excusez du peu) et était, d’après Jean-Marie Klinkenberg, « truffée de fautes et d’incohérences », l’auteur s’étant empressé de la faire paraître avant les étrennes et espérant pouvoir la faire concourir au Prix quinquennal de littérature – qu’il ne se verra pas décerné. De Coster n’avait en outre guère facilité la tâche de son imprimeur, en lui fournissant un manuscrit très, voire trop, retravaillé. La composition de De Coster, marquée par le retravail permanent et les innombrables repentirs, n’avait à cet égard rien à envier aux « paperolles » de Proust et l’on peut parler à son sujet de véritable prolifération textuelle ! Aujourd’hui, La Légende se voit enfin rendue disponible dans une version présentée comme « conforme à la volonté de l’auteur ». Celle du philologue Joseph Hanse, donnée en 1959 à La Renaissance du Livre, avait été repolie à force d’interventionnisme ; le format poche inscrit en 1983 au catalogue de la collection patrimoniale belge Espace Nord en est une translation en français moderne, ou du moins « désarchaïsé ». Elle offre de La Légende une version accessible à un public non-philologue que « l’étrangeté » de l’œuvre originale pourrait rebuter.

Tout professeur émérite de l’Université de Liège et Académicien qu’il soit, Jean-Marie Klinkenberg, maître de cérémonie pour cette édition commémorative, aura toujours su rester sensible aux vrais rebelles. Il a compris qu’on ne posait pas de digue à un torrent et s’est donc gardé de prétendre canaliser l’impétueux fleuve De Coster. D’où la préservation de la liberté que l’écrivain revendiquait, tant à travers son phrasé que son orthographe. Klinkenberg assume le principe directeur d’« accepter la variation », de respecter « la formule présentée par l’originale, au lieu de procéder à des régularisations contestables », et ce au risque d’aboutir à une édition « moins ordonnée » que celle de son prédécesseur. La langue de De Coster reste en effet le meilleur vecteur qui puisse nous mettre à l’écoute de son message, à savoir qu’aucun Prince ne peut réduire au silence la liberté de conscience d’un individu, a fortiori d’un peuple. La révolte individuelle d’Ulenspiegel est métonymique de celle des opprimés de la terre ; son esprit est celui de toute une Flandre secouant le joug de l’Espagnol inquisiteur. Impossible de traduire cette énergie, cette impétuosité, cette spontanéité, ce courage aussi, dans un français léché et épuré.

En 1971 déjà, le Docteur frais émoulu de l’Université de Liège avait eu dans une thèse retentissante pour l’époque – puisqu’il osait y aborder nos Lettres, ignorées alors par l’Alma mater – une formule qui garde valeur d’aphorisme : « Chez De Coster, le style c’est l’archaïsme ». Cette étude, foisonnante et d’une redoutable exhaustivité, est remise au jour par les Éditions Samsa. Dans sa préface, Rainier Grutman montre à quel point Klinkenberg avait saisi les enjeux de la langue archaïque déployée dans La Légende, et qui ne peut guère se résumer à une affèterie ou un procédé mécanique. En recensant le lexique giboyeux de De Coster, le chercheur était parvenu à dégager la subtile stratégie de « dépaysement temporel » mise en œuvre par l’écrivain tout au long de son récit et qui permet à son œuvre de dépasser le contexte historique strict dans lequel il est censé se situer.

Soulignant la valeur de référence qu’a acquise l’entreprise du romaniste liégeois, Grutman souligne qu’ « en amont [son travail] approfondit plusieurs intuitions de Joseph Hanse, notamment celles qui concernent la cohérence de La Légende d’Ulenspiegel. En aval, il attire l’attention sur un des traits distinctifs de l’écriture locale, que la critique belge appellera bien plus tard son “irrégularité”. » De Coster a en effet nourri la tendance, transversale dans l’histoire des Lettres belges, à ensauvager la langue. Quelle meilleure preuve de cette irrigation que le salut adressé par Jean-Pierre Verheggen, en prélude à l’édition de poche, et où le « hibouldingue » exaltait l’universalité de cette œuvre ? « En fait, nous sommes dans ce qui fonde notre modernité littéraire : la fragilité et le rictus ; la mise à nu des strates de fondements ; la blessure ; l’humiliation et son revers, l’ironie ; l’étalage des contradictions et l’incessant battement de toutes les pulsions ! […] » Verheggen récidivera cette accolade anar à De Coster, dans les pages même du Carnet, en serrant contre son poitrail Thyl le libertaire qu’« Hibouche même un coin, deux coins, trois coins (en mimant la danse des connards !) à ceux qui croient qu’il reste là à ne rien faire, sinon à faire le malin »…

Revenons au travail titanesque de Klinkenberg, que Grutman resitue à juste titre à la convergence de la tradition philologique et du triomphe de la linguistique, « par son souci de conceptualisation, de théorisation, de modélisation ». En somme, Jean-Marie Klinkenberg peut être déclaré le spécialiste ès matières decostériennes tout simplement parce qu’il a de cette œuvre une intelligence globale : philologique, socio-historique, idéologique et poétique. Ce souci de précision doublé d’une érudition à toute épreuve, l’universitaire en use pour nous offrir le loisir d’enfin bazarder l’un des stéréotypes les plus tenaces circulant sous la plume d’éminents critiques ou littérateurs à propos de La Légende, et selon lequel elle aurait été rédigée « dans un français du XVIe siècle » (Van Tieghem) ou « en un vieux français truffé de quelques néologismes » (José Bruyr)…

La Légende, par son foisonnement de scènes et de péripéties, par la verdeur de son expression, par la farouche indépendance qui la caractérise enfin, fait exploser le cadre du roman traditionnel. Elle fascinait le critique Georg Lukács et s’insère parfaitement dans la lecture bakhtinienne des grandes œuvres polyphoniques occidentales. Résultat : un livre qui s’adresse à tous, en cela qu’il touche à l’universalité de la condition humaine ; mais qui ne convient à personne, car trop original, hybride et sauvage pour être réduit à l’horizon d’attente d’un « public » homogène. Trop flamand par son enracinement culturel, mais écrit dans un français inintelligible aux néerlandophones… comme aux francophones, trop cru et imprésentable à la jeunesse, ce livre-monstre dérange également parce qu’il échappe à une intentionnalité clairement définie : Klinkenberg explique dès lors comment, sur le plan idéologique, il put être annexé aussi bien par les unitaristes belgicains, les Flamingants, les tenants du bolchevisme, les francs-maçons, les völkisch, etc. Au passage, il resitue parfaitement la tradition germanique dont s’est nourri l’écrivain pour recréer son Espiègle, le contexte socio-historique dans lequel il s’insère, sa réception tantôt enthousiaste tantôt dédaigneuse par les générations suivantes.

Ironie suprême, cette œuvre problématique à tous égards est pourtant considérée comme le texte fondateur des Lettres belges. Un énième paradoxe qui sied à merveille au pays du surréalisme et de l’autodérision. À ceci près que son auteur demeure ignoré de l’historiographie littéraire mondiale comparé aux figures tutélaires que sont Dante pour l’Italie, Cervantès pour l’Espagne, Shakespeare pour l’Angleterre, Goethe pour l’Allemagne… Les rares à l’avoir lu in extenso dans le domaine francophone y voient une manière de Rabelais tardif qu’abâtardit son versant flamand, trop déroutant pour être connu en France – pensez, il vient de ce lointain pays limitrophe, baigné de brumes mystérieuses et peuplé de personnages qui parlent fort et mangent gras. L’exotisme intégral, quoi.

Le parti pris se défend donc, d’avoir restitué la langue originelle de Charles De Coster, Citoyen d’honneur de la Grande Babelgie, avec sa typographie tout hérissée d’esperluettes et d’« s » longs (mais où diantre se niche ce caractère spécial dans Word ?). On pourra cependant s’interroger sur le refus de didactisme qu’elle affiche : ainsi, pourquoi ne pas avoir fait de la (solide et très éclairante) postface de son exégète une introduction ? Et surtout pourquoi ne pas avoir reproduit les quelques pages de glossaire, présentes à la fin de la mouture de 1983, qui permettaient au lecteur contemporain de débrouiller les archaïsmes, mots régionaux, termes rares et autres sociolectes émaillant cette langue drôle, violente, toujours entre « le rire et le cri », comme le souligne Klinkenberg ? Mais n’intentons pas de mauvais procès à ce considérable travail mené pour une édition qui se veut bel et bien « définitive », non pas « critique », et qui au fond autorise désormais à poser la seule question qui vaille concernant Charles De Coster : sa place est-elle aujourd’hui ailleurs qu’aux côtés de ses pairs Rabelais, Hugo, Cervantès, Dostoïevski et Céline, dans la Pléiade ?

Il faut en tout cas retourner à ce texte, premier de nos classiques, et s’y ressourcer sans fin. Suivre le malheureux Lamme Goedzak dans sa quête éperdue de bruinbier, qu’il va quémander auprès d’une drôlesse (« vrai stockfish furieux ») avant de revenir auprès de son ami, bredouille, « bien suant et bien las ». Écouter Claes filer la métaphore de l’oppression du Pays de Flandre en recourant à l’image de l’oiseau que son fils voudrait encager. Épauler la malheureuse Soetkin quand elle invective les « méchants » juges qui ont mis son fils à la torture. Surprendre en ses appartements, dans un moment de faiblesse, le roi d’effroi Philippe « n’aimant nul homme en cette vie, sachant que nul ne l’aimait, voulant porter seul son immense empire, Atlas dolent, [qui] pliait sous le faix ». Se prendre une bonne dose de « poudre de vision » et oser contempler l’Apocalypse, grandiose, en face. Se saisir du miroir tendu au seuil de l’ouvrage, et dont le tain renvoie « les sottises, les ridicules et les crimes d’une époque ».

Charles De Coster, c’est connu, mourut dans la misère et, bien pire, l’indifférence. Peut-être avait-il trop manqué de sagesse et de mesure en omettant d’écouter le Hibou de sa préface qui se plaisait à remarquer : « C’était ingénieux mais déraisonnable ». Il faut à cet égard relire la magistrale biographie signée Raymond Trousson en 1990 pour se rendre compte à quel point l’écrivain fut mal récompensé de son talent. On l’y voit tenter de courir la conférence, à Gand, Verviers, Ypres, puis tapant son ami Rops, qui lui offrait régulièrement un dessin à aller vendre et lui conseillait, philosophe, d’envoyer balader ses créanciers ! On assiste surtout à sa fin pathétique, au 116 de la rue de l’Arbre bénit, à Ixelles (la localité qui l’a vu naître), dans une mansarde sordide meublée d’un lit en fer et d’un canapé rongé aux mites, jonché de quelques bouteilles vides, garni de bibliothèques aux rayonnages dépareillés. Parmi les évocations tracées du bout de la plume et les hommages frileux que suscita le décès du pauvre Charles, les sarcasmes de Georges Eekhoud grondent comme un anathème dans les pages de La Revue artistique : « Un écrivain de race, un littérateur qui n’était pas même journaliste, un conteur rendant l’érudition aimable, un homme de lettres de plus ou de moins, peu importe, après tout ! puis, pourquoi faire tant de bruit à la mort de ce modeste répétiteur de l’École militaire, qui a fait si peu parler de lui durant sa vie, qui n’a même pu décrocher le ruban de l’Ordre de Léopold et que l’on ne voyait nulle part où pleuvent les faveurs, les primes, les titres et autres encouragements officiels ? D’ailleurs, à quoi bon écrire en Belgique ? Des écrivains à nous, il ne nous en faut pas ! L’art national, la littérature nationale ! sornettes que tout cela ! »

La moindre des choses était donc de saluer dignement et généreusement, à un siècle et demi de distance, ce frère qui nous laisse en héritage un chef-d’œuvre et un profond remords. Car, qu’on l’admire ou qu’on le rejette, qu’on ne connaisse Thyl qu’à travers le rôle de Gérard Philipe ou le théâtre d’Hugo Claus, qu’on l’ait lu cent fois, dans l’édition Lacomblez de 1893 ou celle destinée à la jeunesse d’URSS, ou bien qu’on envisage de le lire un jour, il est désormais inscrit dans l’ADN culturel de tout écrivain s’affirmant d’ici.

Frédéric Saenen

 

Aperçu bibliographique :

Œuvres de Charles De Coster :

La Légende D’Ulenspiegel, Nouvelle édition définitive établie et présentée par Jean-Marie Klinkenberg, Espace Nord, 2017, 510 p., 30 €.
La Légende D’Ulenspiegel, Préface de Jean-Pierre Verheggen, Postface de Jean-Marie Klinkenberg, Espace Nord, n° 113, 696 p., 13,5 €.
Légendes flamandes. Contes, Postface de Jean-Marie Klinkenberg, Espace Nord, n° 359, 256 p., 9 €.

Monographies et études de référence :

Raymond TROUSSON, Charles de Coster ou La vie est un songe. Biographie, Labor, Coll. « Archives du Futur », 1990, 240 p.
Joseph HANSE, Naissance d’une littérature, Labor, Coll. « Archives du Futur », 1992, p. 51 à 116.
Jean-Marie KLINKENBERG, Style et archaïsme dans La Légende d’Ulenspiegel de Charles De Coster, Préface de Rainier Gutman, Éditions Samsa / Académie Royale de Langue et de Littérature françaises, 2017, 724 p.
Jean-Marie KLINKENBERG, « Une nouvelle édition définitive de La Légende d’Ulenspiegel. Les aventures d’un texte libre », article à paraître dans le prochain numéro de la revue Textyles, consulté sur épreuves.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°198 (avril 2018)