Le testament de l’ethnologue
Luc DE HEUSCH, Mémoire, mon beau navire. Les vacances d’un ethnologue, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 1998
La collection Un endroit où aller, chez Actes Sud, accueille des textes trop inclassables pour être rangés sous l’étiquette, pourtant protéiforme, de « roman ». Mémoire, mon beau navire Les vacances d’un ethnologue, de Luc de Heusch, s’y inscrit à merveille.
Il s’agit d’une espèce de livre total et informel signé par un homme de septante ans, un ethnologue instruit qui a voyagé, qui a aimé, qui a réfléchi, qui a écrit (de nombreux ouvrages scientifiques publiés pour la plupart chez Gallimard), qui a éprouvé un large éventail de sentiments. Luc de Heusch, humaniste athée, profite du récit chronologique mais partiel de sa vie pour aborder les thèmes de réflexion les plus divers : le voyage, la guerre, le surréalisme, la religion, la politique, la peinture, Eros et Thanatos, la littérature, l’histoire, les rêves, les femmes, la dictature et, pour finir, dans un face à face émouvant, sa propre mort. S’il m’est permis de donner aux lecteurs un conseil, je leur dirai de ne pas se décourager trop vite : les premiers chapitres sont, à mon avis, les moins intéressants. Les souvenirs d’enfance et de guerre, l’évocation d’un ancêtre du XVe siècle n’ont rien de très originaux. A l’adolescence, l’auteur rencontre des hommes déjà célèbres ou qui le deviendront, notamment Breton et Alechinsky. Mais ces grands noms sont seulement alignés, sans donner lieu à de véritables scènes. Le livre ne devient vraiment passionnant qu’avec les lettres, écrites en 1952 et 1953, où le jeune ethnologue raconte son voyage en Afrique. Il est à la fois enchanté et quelque peu déçu, en recueillant les récits des vieux d’un village du Kasaï, de ne pas découvrir les mêmes merveilles que son professeur Marcel Griaule chez les Dogons. Le reste du livre se centre autour d’autres voyages, très instructifs pour le lecteur : les pages consacrées au Rwanda, par exemple, sont particulièrement éclairantes quant à l’histoire tragique des Tutsi et des Hutu. (Et à la responsabilité belge au début du conflit.)
Le style littéraire de Luc de Heusch est, à première vue, aussi varié que les thèmes qu’il aborde. Poétique et chargé de fleurs de rhétorique quand il transcrit une émotion, clair et précis quand il réfléchit. Cependant, une même musique lie tous ces chapitres hétéroclites et donne au livre son ultime cohérence. Cette musique est celle de la mélancolie, d’un remords vague et informulé ne concernant pas la vie de l’auteur, qui ne veut pas mourir, mais la vie en général. Luc de Heusch n’est ni pessimiste ni aigri car il ne veut tirer aucune leçon définitive de son parcours. Les réflexions que suscitent en lui ses nombreuses expériences sont des ébauches évasives, des portes qui s’ouvrent, des chemins de brousse. Son intelligence laisse toujours une place aux sentiments. Pourtant, entre les lignes, subsiste cette espèce de regret. Le sens n’existe pas et c’est tant mieux mais, en même temps, c’est dommage, semble-t-il nous dire. Ou, dans un chapitre étrangement intitulé introduction alors que le livre va bientôt se clore : « L’humanité est diverse et changeante. Dans cette histoire embrouillée, nulle vérité susceptible de nourrir l’espoir ou le désespoir. Chacun, au gré de son humeur, y prélève son bien pour tenter de convaincre ses enfants de survivre. Mais eux n’ont pas besoin des leçons de l’histoire. Il leur suffit de suivre la voie d’Eros. » Avec ses Mémoires, Luc de Heusch ne nous convainc peut-être pas de survivre, mais il nous force à réfléchir.
Laurent Demoulin
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°102 (1998)