Le meilleur signe de la vitalité d’un genre, d’une œuvre n’est-il pas dans sa capacité à susciter les lectures divergentes ou la controverse ? Il en va ainsi de la poésie de Jacques Crickillon, que d’aucuns portent au pinacle quand d’autres jettent sur elle un regard sévère.
Loin d’occulter la parole critique, qui nous parait essentielle au jeu littéraire et à son évolution, nous avons voulu présenter des textes récents de cet auteur à travers un double commentaire, que sous-tendent des opinions extrêmement tranchées. Une manière, pour nous, de rendre à la poésie sa place : dans l’agora dans la Cité.
C.V.
Jacques Crickillon et le cercle que rien n’encercle
Les deux livres publiés récemment par Jacques Crickillon, les Élégies d’Evolène et Talisman, viennent compléter un cycle entamé, après celui de L’Indien de la gare du Nord et du Tueur birman, avec la parution de six autres livres édités alternativement par l’Âge d’Homme et L’Arbre à paroles. Huit livres pour un cercle de plus dans cette œuvre soucieuse d’ascèse, pour la quête du Prince devenu Indien puis Voyageur. C’est dans l’optique de ce cycle (et du projet qu’il dévoile) qu’il faut replacer la lecture de ces ouvrages qui parlent de « fondation solitaire », de « mystique, peut-être » (L. Noullez).
Les Élégies d’Evolène font référence, comme Grand paradis, à un lieu précis, celui d’une montagne qui inspira deux grands solitaires de génie : Nietzsche et Rilke. L’expérience de la montagne en complète une autre : celle des limites et de la solitude, de la mort mise en perspective avec l’aventure relationnelle. Montagne : lieu de pauvreté et d’amour, de « silencieux renoncement ». Qui dit la relation conjointe du Vide et de Dieu. « Faim que de l’éternel », écrit le poète. Qui dit aussi, dans cet affrontement, la Peur (une occurrence fréquente au long de ce livre annoncé comme « Partition » composée de dix mouvements).
Ainsi que le laisse entendre le titre, ce livre est défini par une écriture élégiaque, tant au plan de la métrique, libre, et de la métaphore, qu’au plan des thématiques, articulées autour d’un pivot récurrent : l’Amour. L’amour profane étant, dans cette perspective, l’autre face d’un amour du Sacré. C’est le livre d’un dépassement des antagonismes. La figure du Voyageur, en « son cercle d’éphémère », y supplante celle du Prince, indiquant la direction de la quête entamée depuis le premier livre, La défendue. Qui dit direction, dit mouvement : celui-ci n’est pas uniforme, ni uniformément accéléré. Dans le tissu verbal, décantation et formules lapidaires vont de pair avec poèmes en prose ou longues laisses lyriques. Le mouvement est aussi celui d’une transgression des genres : poèmes, récits s’imbriquent continûment et comme naturellement, de la même manière qu’au fond l’écriture passe de l’infiniment petit à l’infiniment grand, du pauvre au plénier, des aurores au crépuscule de la vie, du renoncement à l’acceptation du vide, afin de pouvoir saisir, paradoxalement ou imparfaitement même, le Grand Tout, l’infini, la joie : Dieu. C’est aussi le mouvement du culturel au naturel. Critique vis-à-vis des manifestations contemporaines de la culture, le poète rêve d’une culture intégrant la nature, et non pas d’une culture s’opposant à elle. Cette culture est vue comme espace d’une dramaturgie, où les expériences individuelles nourrissent le même foyer central. Pour ne plus étouffer, pour renouer avec les vraies valeurs de l’humain : l’homme dénué, dénudé, risque là son vrai combat, son vrai destin, dans le concret des apprentissages et de la plus farouche réalité. Cet espace d’un combat – car c’est bien d’un combat qu’il s’agit, et il n’est pas moins violent que celui de l’Indien ou du Tueur – est un espace pour grandir et s’élever (la métaphore de l’escalade le dit), non plus pour s’opposer et détruire ce qui s’oppose. C’est l’espace d’une prière. Ce cycle amorce un retournement : les deux cycles, celui de la guérilla et celui de l’affrontement avec la montagne, sont les adret et ubac d’un même Destin :
Que nous advenions
Dans le vide éternel
Ce miracle qui dure
Dans ce combat de toute une vie, l’Amour est un talisman, le seul viatique comme l’intuition du but à atteindre :
Insensé, qui ne lit ses oracles au cercle de l’amour
Dans l’espace de cette dramaturgie, la figure du poète est celle du prophète, de celui qui, agi par une voix intérieure ou son démon, retire – et se retire en premier – toute certitude :
Poète, muletier sans provende (…)
Poète : fantôme du muletier sur sa montagne fantôme
Peuplée d’une foule (bêtes, plantes, minéraux) aux noms rares et incantatoires, la montagne est aussi un désert, un lieu de nudité ontologique, de solitude et d’arrachement, aussi bien qu’un lieu de convocation, de contemplation, de fusion et d’effusion. À mes yeux, la valeur de cette œuvre réside dans le témoignage d’une conscience sans cesse aux prises avec le daïmon qui l’habite : l’inscription dans le vécu et l’aventure relationnelle y sont capitales. Un dialogue constant s’opère entre les divers personnages d’un « opéra fabuleux » : figures d’une mythologie personnelle récurrente depuis les premiers livres, divers noms et incarnations de la femme aimée, masques – persona – du poète lui-même concourent à interdire toute dépersonnalisation du discours.
L’assomption dans l’amour
Talisman, qui fait la suite logique aux Élégies, a été écrit en même temps que ces dernières. D’après l’auteur, il en représente « la glose et la dérive poétique ». C’est un poème saisi comme rituel, mandala dans le Grand Vide, qui est aussi le Grand Plein. Avec une technique verbale comparable (imbrication du poème et du récit), apparentée ici à la pratique d’un derviche tourneur, le poète finit par nous laisser entendre le Vide, le Silence, comme en creux, et paradoxalement dans la profusion lyrique d’une écriture bourgeonnante et quasi automatique. Seuls viatiques dans ce « grand combat verbal » : l’Amour, le Poème. Traces complémentaires, traces risquées. Retour au grand Vide et au fusionnel, aspiration vers une sorte de « continuum » énergétique, un vagin-mère vertigineux : celui de la parole. De la langue maternelle. Ce fusionnel se trouve à l’intersection d’une expérience fondamentale : celle de l’Amour et de la Mort (en quoi, par des chemins esthétiques inattendus, l’auteur monte la pertinence de son attraction pour Rilke). Cette expérience permet seule le surgissement d’une parole habitée. L’aventure relationnelle est celle d’un Sujet avec un Objet. À l’intersection des deux réside la Mort. L’histoire (individuelle ou collective) surgit à l’instant où le mouvement continu du Sujet vers l’Objet (la vie) se dévoile et se fige. Le mouvement constitue le fondement d’une histoire. Celle-ci commence à être perceptible à ce moment critique de la Mort, ou au terme de la relation, ou au moment de la profération. L’artiste, par sa condition de proférateur, se situe exactement en pleine mort, à l’intersection du Sujet et de l’Objet. Vivant l’expérience en tant que sujet, il est aussi empathiquement dans l’objet. Il relate et provoque. Il doit vivre de fusion et de distanciation. C’est dire que la pensée poétique ne peut être que dialogique :
Poème : partage de lumière.
Lumière, jamais plus vibrante qu’à l’enténèbrement de l’ubac
Talisman commence par « Cantate » et se clôt par « Le cantique ». C’est un livre aimanté par la lumière, qui est à la fois obscurité et luminosité, lumière noire et lumière blanche – au sens où Daumal entendait poésie noire et poésie blanche. Toute l’œuvre de Crickillon illustre ces deux dimensions, en ne les opposant pas mais en les intégrant. Le Voyageur est riche d’avoir trouvé, assumé et traversé sa pauvreté. Le voyageur, le poète, grâce à l’assomption dans l’amour de l’autre et du monde, la solitude personnelle reconnue et assumée dans le rapport à l’autre et au monde, l’enfant guerrier (le prince, le tueur, l’Indien) y devient l’enfant initié (l’écolier de novembre, le poète-muletier, le « berger d’un maitre qu’il ne connait pas »).
Le pas est franchi avec le cycle du « cercle que rien n’encercle » vers le détachement. Nul doute que ce détachement permette au poète d’expérimenter et d’assumer de nouvelles relations (au sens de lien, comme de parole ou de récit) dans le substrat de sa propre histoire qui, emblématique, a également valeur pour les lecteurs auxquels il s’adresse.
Éric Brogniet
Poétiquement correct
À lire ce qui s’écrit à son propos, Jacques Crickillon est un de nos meilleurs poètes vivants, voire « un poète majeur de cette fin de millénaire ». Rien de moins. Faut-il le préciser ? À la poésie s’adjoint un genre littéraire inavoué, sournois : l’éloge. C’est le miel médiocre dont se nourrissent les revues de poésie, l’édulcorant minceur qui dope la prose des commentateurs. Il n’est que de bons poèmes, Monsieur. Sublime, artiste, mage, devin celui qui les écrit. Grand poète, quoi, pour le siècle, ou les siècles des siècles – les auteurs d’éloges sont rarement radins. Avant de rejoindre le troupeau louangeur, il ne parait pas, toutefois, totalement incongru de tenter d’analyser ce qui fonde cette qualité supérieure, unanimement saluée.
Dans Élégies d’Evolène, les poèmes ne jaillissent pas de nulle part ni d’aucune époque, mais ils prennent place dans un cadre culturel précis. Ville suisse où Rilke écrivit une partie de ses Élégies à Duino, Evolène s’avère un lieu lourd de références poétiques : quant à dire qu’à Evolène « était le poème », peut-être n’est-ce pas si naturellement admissible. Il faudrait prêter au lieu une magie qu’il n’a pas ; il faudrait l’ériger en caution poétique du discours – et, malheureusement, quelquefois aussi en brevet de poésie pour la moindre banalité :
(…) Au flanc de la belle maison, un monte-escalier pour handicapé. Une terrasse avec tables, parasols, garçons de café bien sympathiques. Il y a moi et un vin blanc (…).
Pour un public cultivé habitué à certaine conformité poétique, les références directes fonctionnent comme des signaux de la poésie, au même titre que l’arsenal de métaphores qu’accumule le poète. Car les trouvailles succèdent aux trouvailles, les éclats aux flamboiements. Le lecteur sort moins ébloui qu’agacé devant ce « puits / Du monde », cette « candeur des orties », « ce fleuve de pierre » ou ce « froid de la fièvre ». Métaphore ou oxymore, les tropes ont certes le pouvoir de créer une réalité nouvelle, par le biais d’objets verbaux riches d’interprétations inédites de l’Univers. Ils sont les instruments privilégiés d’un poète qui a délaissé la fulmination des premiers livres pour emprunter la voie d’une sagesse éminemment personnelle, à chaque page réinventée. Un lieu commun motive pourtant cette quête apaisée : l’expression d’une Foi uniquement portée vers Dieu, la Femme, le Poème. C’est le leitmotiv de la mission que Circkillon confère au créateur : « Poésie : obligation de la foi en la poésie ». Et ce n’est pas la moindre singularité qu’à une époque où sa popularité et sa diffusion sont les plus restreintes la poésie se voie définir, plus que jamais, comme un haut langage, parole sacrée apte seule à affronter le « Vide métaphysique »au cœur de l’être humain. La poésie n’est donc rien, sinon l’acte de sa profération : j’ai la foi et j’écris et je t’aime. Ici, poésie : je ne dis rien fors ce que j’écris/je t’aime/je crois. C’est le mouvement circulaire qu’accomplirait tout poème, n’endossant aucun message mais surgissant tel un geste posé, libre et serein.
Altière, romantique, la conception de la poésie qu’offre Crickillon me laisse néanmoins sur ma faim à deux points de vue. Le slogan de l’obligation de la foi peut enlever la conviction des convaincus, et convertir qui veut l’être. Mais qu’en est-il alors des auteurs que la sagesse ennuie ? De ceux pour qui ruer dans les brancards demeure impératif ? Un Serge Delaive, par exemple, en serait-il moins poète pour autant ? Enfin, si l’on peut admettre que le poème soit un acte de foi, il n’en reste pas moins un dispositif langagier, un effort artistique – sinon artisanal – de création par les mots. De page en page, c’est plus souvent un travail de rature et d’élagage, que d’écriture. Or, dans les derniers recueils, la production de Crickillon semble étalée de manière acritique, sans éviter les redites ni les complaisances. De plus, l’auteur de Vide et voyageur n’échappe pas toujours à la tonalité sulpicienne, mièvre pour tout dire ; telle qu’elle peut apparaitre notamment dans les proses de Christian Bobin. Sa poésie en devient gentille – comme parfois on le dit, avec un sourire, de certaines jeunes filles :
Les lauriers de Saint-Antoine bercent
les hauts rivages.
Amour : petite herbe.
Comme cette houle de fleurs
crépusculaires, quand la nuit
vient, quand Dieu te prend dans sa main.
Et Saint-Antoine et Saint-François
s’en vont sans se voir
par le même chemin (…)
Amour, petite herbe, sois mon sentier,
guide ma joie !
Aux facilités convenues et répétées, poétiquement correctes, on pourrait préférer la tendre impertinence d’un Lucien Noullez, écrivain qui n’occulte pas sa foi chrétienne, mais ne craint pas l’humour ni la concrétude moderne. Son Penouël, paru en 1993, ne contenait rien de cérémonieux, rien de guindé. Et lorsque Bernanos vient « obstinément (y) bott(er) des penaltys », on s’était dit qu’il ne fallait pas désespérer de la poésie.
Laurent Robert
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°92 (1996)