
Paul Neuhuys
Il suffit peut-être de décréter la mort d’une esthétique pour qu’on entreprenne aussitôt de la redécouvrir. Les avant-gardes sont réputées, à tort ou à raison, défuntes. Au-delà des crispations qu’elles ont pu provoquer, il n’est pas inutile de faire le bilan de ce que leur doit la culture occidentale du 20e siècle. Depuis elles, on ne considère plus la poésie, mais aussi le théâtre et le roman, de la même façon. Des écrivains contemporains, dont la problématique parait à première vue très étrangère à celles des mouvements avant-gardistes, intègrent cependant dans leur écriture nombre d’éléments que ces « laboratoires » ont contribué à rendre perceptibles.
Une certaine idée de la fonction du langage et la suspicion dans laquelle on doit tenir ses manifestations courantes, le décloisonnement des arts littéraire et plastique dans la critique de la notion de représentation, la volonté de susciter une autre perception de l’objet esthétique par la mise en évidence du geste créateur, la prise de conscience des contraintes de la narrativité et l’expérimentation de leur dépassement, tels sont quelques-uns des apports des différents « isme » que l’on a pu voir surgir après la première guerre mondiale. Que l’on nous pardonne donc de mettre les avant-gardes au passé et de considérer, ce qui est paradoxal dans leur cas, leur « héritage ».
Si le milieu culturel belge n’a pas été promoteur d’une esthétique originale, les écrivains et les artistes ont néanmoins été largement ouverts aux expériences tentées à l’étranger et y ont parfois apporté une contribution décisive. C’est ce que veut montrer l’exposition, mise sur pied par l’asbl Promotion des Lettres belges de Langue français, qui emprunte son titre à Paul Neuhuys : Des mots tirés en l’air comme des coups de feu. Avant-gardes et modernité littéraires en Belgique francophone (1917-1940). La perspective est essentiellement littéraire, bien que l’exposition évoque constamment le contexte artistique du moment. La limite de l’entre-deux-guerres s’est imposée du fait de la relative convergence des divers mouvements de l’époque, entre autres dans les programmes politiques. Les tentatives avant-gardistes de l’après-guerre paraissent plus diversifiées peut-être, mais sans doute aussi plus individualisées ; surtout, le contexte politique et culturel s’est fortement modifié. La matière justifierait une autre exposition.
En Belgique, les mouvements avant-gardistes littéraires et picturaux ne se développent pas au même rythme. Si l’immédiat après-guerre est une période de bouillonnement intense, les arts plastiques s’arrêtent plus tôt sur la voie de l’expérimentation, vers 1929, ainsi que le montre l’exposition présentée au Musée des Beaux-Arts. En littérature par contre, les années 23-26 constituent une phase de calme relatif avant des développements futurs. Ainsi, le mouvement ne s’étant pas structuré en Belgique, le dadaïsme devient plus une exigence individuelle qu’une esthétique collective. Si Correspondance se revendique déjà du surréalisme, le groupe bruxellois se cherche encore. Mais constitué à partir de 1927, c’est tout au long des années 30 qu’il se développera, relayé bientôt par les Hennuyers de Rupture.
Il ne faut attendre de cette exposition aucune révélation ou découverte. Il s’agit plutôt d’un essai de synthèse et d’une mise en perspective. Les études récemment parues ont sans doute apporté bien des précisions, mais ne se sont pas donné pour but de rendre accessibles au grand public le sens et la dynamique générale de ces démarches. Une exposition, par la juxtaposition spatiale, représente un moyen privilégié pour rendre sensibles les points de rencontre ou de démarcation des esthétiques, et surtout la convergence des différents moyens d’expression artistiques. Confronter Nougé et Magritte permet de comparer les représentations littéraire et plastique.
L’exposition a été conçue principalement mais pas exclusivement, pour une utilisation dans le milieu scolaire. Sans réduire, elle simplifie et organise les différentes esthétiques. Pour chaque mouvement, le contexte international est évoqué, les idées forces sont suggérées et l’apport des créateurs belges est mis en exergue. L’ordre chronologique adopté comme fil conducteur fait se succéder l’expressionnisme, le futurisme et le constructivisme, Dada, le surréalisme, mais aussi les écrivains sensibles à la modernité, trop indépendants pour s’enfermer dans une esthétique précise (Michaux, Baillon, Neuhuys, Norge, etc.). Le rôle des revues n’est pas oublié, une des caractéristiques de l’époque étant la prolifération des publications comme autant de lieux du débat littéraire et artistique.
La présentation est inspirée des essais décoratifs de l’époque. En dehors des textes d’auteurs, peu de commentaires apparaissent sur les panneaux. Ils sont repris dans une brochure d’accompagnement conçue comme un petit dictionnaire des avant-gardes littéraires en Belgique, qui a pour but de synthétiser les idées clés et d’expliquer l’apport des différents auteurs et plasticiens, toujours en fonction des documents présentés.
Les enseignants peuvent également exploiter le vidéogramme produit par les Archives et Musée de la Littérature : Émergence des avant-gardes en Belgique francophone, d’une durée de 19 minutes. Cette réalisation propose des textes dits par deux comédiens, ainsi que quelques documents filmés, par exemple, Michel Seuphor peignant. La période prise en compte est cependant plus large que celle considérée dans l’exposition.
Joseph Duhamel
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°75 (1993)