Comptes et mécomptes d’un cheval
Vinciane DESPRET, Hans, le cheval qui savait compter, Le Seuil/Les Empêcheurs de penser en rond, 2002
Rappelons d’abord brièvement les faits. Il y a tout juste un siècle, à Berlin, un cheval nommé Hans défraie la chronique par ses exploits. Il semble capable d’accomplir divers tours de force, tels qu’effectuer des opérations arithmétiques, reconnaître des couleurs ou les cartes d’un jeu, dénombrer les personnes de l’assistance qui portent un chapeau, et ainsi de suite. Performances si remarquables, en tout cas si remarquées, qu’elles finissent par attirer l’attention de la communauté scientifique. Une commission d’experts est nommée, sous la conduite du professeur Oskar Pfungst, qui a pour tâche de déterminer comment le cheval s’y prend pour obtenir, aux épreuves qui lui sont proposées, des résultats bien supérieurs à ceux que laisse attendre la moyenne statistique.
Au terme de diverses expérimentations, ils en arrivent à la conclusion suivante : la personne qui l’interroge (pas nécessairement son propriétaire) fait, au moment d’arriver à la bonne réponse, un mouvement presque insensible, mais que le cheval, lui, perçoit. Prenons un exemple. Supposons qu’on lui demande combien font trois fois cinq. Le cheval commence à frapper le sol de son sabot. Lorsqu’il en est au quinzième coup, l’interrogateur effectue un imperceptible retrait de la tête et du tronc (qui peut être de l’ordre du quart de millimètre, voire même moins !) : le cheval le détecte et cesse de frapper. La preuve décisive est apportée par le fait que si on lui bande les yeux, il est complètement perdu et se met à fournir des réponses aberrantes. Les choses pourraient s’arrêter là. Mais Pfungst poursuit ses expériences, dans les conditions du laboratoire cette fois. Il veut explorer systématiquement la manière dont un « sujet » bien entraîné est capable de détecter chez celui qui l’interroge des signaux lui permettant de s’orienter. La minutie, la perspicacité et l’obstination avec lesquelles Pfungst mène ses investigations ont de quoi surprendre. C’est que l’enjeu est de taille. Pour le comprendre, il faut le resituer dans le contexte de l’époque.
La psychologie expérimentale en est à un tournant décisif de son histoire : c’est le moment où elle cherche, en se calquant sur le modèle de la physiologie, à éliminer de son champ les éléments subjectifs, de manière à obtenir des protocoles expérimentaux reproductibles a priori par n’importe quel scientifique. Une évolution dont le behaviorisme aujourd’hui largement dominant marquera l’apogée. Mais par cette exclusion qui dépouille le sujet de ses attributs non objectivables pour en faire un « quiconque », la psychologie expérimentale relègue dans les ténèbres extérieures un pan entier de la relation, celui par lequel deux êtres humains (ou un être humain et un animal) sont dans un rapport d’influence réciproque. Rapport qui peut se penser comme un désir, une complicité, une « préférence pour l’accord », scellée par « une confiance qui actualise ce à quoi elle se fie ». Ainsi, pour en revenir à lui, l’« entrée de Hans en psychologie » a pour conséquence de limiter son rôle au « seul registre du contrôle ». Le cheval a été « mécanisé », il est, si l’on peut dire, devenu bête. On a cessé de s’intéresser à l’extraordinaire faculté qu’il avait de répondre au désir des humains en effectuant des prouesses qui pour lui n’ont normalement aucun sens et en acquérant des capacités qui ne lui sont pas naturelles, simplement pour complaire à ceux qui l’interrogeaient.
La visée du livre de Vinciane Despret, comme de ses précédents ouvrages, est de réhabiliter une autre vision de sa discipline, dans laquelle « la psychologie se définirait comme science des compétences, et les dispositifs comme lieux d’exploration et de création de ce dont les humains peuvent être capables quand on les traite avec la confiance qu’on accorde aux experts ». Elle le fait d’une manière remarquable, dans un essai parfois déroutant pour le profane, mais toujours passionnant. C’est qu’avec un art consommé de la narration, elle arrive à tenir constamment serrés le récit des faits (le décryptage progressif des exploits de Hans) et leur réinterprétation en termes d’enjeux (les enseignements qu’il est possible d’en dégager quant à l’objet et aux limites d’une certaine psychologie). Preuve, s’il en était besoin, qu’un ouvrage de philosophie des sciences ne se réduit pas à son contenu : c’est, aussi, une affaire d’écriture.
Daniel Arnaut
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°134 (2004)