Dominique Rolin au présent singulier

Dominique Rolin

Dominique Rolin

À quatre-vingt-huit ans, Dominique Rolin publie Le futur immédiat en même temps qu’un recueil d’entretiens avec Patricia Boyer de Latour. Dans l’un et l’autre livres, la romancière affirme, avec cette audace tout à elle, une profession de foi du bonheur d’être et d’aimer. Audace de vieille dame ? Bien au contraire, Dominique Rolin affûte plus encore ses mots au grain de l’émerveillement d’une jeunesse qu’elle semble investir plus que jamais.

C’est cette jeune femme-là que nous avons rencontrée. Et si les mots disent l’harmonie, il vous faudra juste faire un effort d’imagination pour figurer les gestes qui les accompagnent et qui dessinent en consonance la romancière. Dominique Rolin trace ses mots de gestes souples, légers, d’une main qui danse et caresse l’air sans le froisser. Il faut envisager son regard : des yeux de mer apaisée fixes et mobiles à la fois. Et l’éclat de son rire, ah ! le rire de Dominique Rolin ! qui entreprend le vôtre avec l’intrépidité de ceux qui font du rire une raison d’exister.

J’ai envie de faire de vous un portrait au présent car pour moi vous êtes une toute jeune fille, avec une forme de candeur et de curiosité éblouie. Votre regard a cette consistance-là : d’un émerveillement pur que rien ne lasse, que rien ne casse.
C’est la première fois que l’on me dit une chose comme celle-là… Je crois que c’est un trait d’union avec l’enfance. Ce qui est merveilleux dans la vie, c’est quand on peut garder l’éblouissement de l’enfance. Qu’elle soit difficile ou non, solitaire ou au contraire très encombrée de monde, il y a un point d’éblouissement chez chaque être dans l’enfance et peut-être que ça m’est resté. D’ailleurs, très longtemps ça m’a laissée un peu en retard. J’ai eu des difficultés à devenir une adulte à part entière. Mais évidemment, il y a d’un côté toute l’expérience que l’on fait des difficultés, des joies, des curiosités et, d’un autre, il y a une sorte de fraicheur et de naïveté qui subsiste de l’enfance.

Vous dites le bonheur ou les bonheurs ?
Le bonheur ET les bonheurs ! Il y a plusieurs catégories de bonheur, il y a les petits bonheurs, qui sont très importants, et puis il y a Le bonheur auquel il faut accorder toutes ses préférences, toutes ses ambiguïtés aussi. C’est très important d’être heureux ! L’équilibre suprême, et surtout pour un artiste, c’est de trouver une sorte de ligne de faîte parfaitement dépouillée, pure. De savoir comment on marche, où on marche et la manière dont on marche. C’est un peu une attitude de danseur. Au fond, c’est une question d’équilibre, c’est comme si nous étions équilibristes. On est tout le temps happés par les dangers, par des peurs, par des réticences, des contradictions et le fond du problème c’est de tenir le coup. Ce n’est pas toujours facile. Mais je crois l’avoir fait !

La gourmandise est très présente dans votre écriture, mais aussi chez la femme que vous êtes : la gourmandise à proprement parler mais aussi cette espèce de gourmandise qui est celle de chaque sens.
Oui, j’ai la volonté de sentir tout. C’est très important. Il faut être constamment en désir des choses. On n’a pas envie de se les approprier mais pour moi une simple promenade dans un champ, par exemple, voir des fleurs ou bien remonter une rue et regarder les magasins, tout ça sont autant d’expériences. C’est de la palpation à distance. Et je les absorbe, je les fais miennes, ces choses. Je crois que c’est la vraie gourmandise.

Vous avez un rapport très sensible entre l’intérieur et l’extérieur. Vous vous absorbez de l’ailleurs, de l’autre, mais il semble que toujours vous l’appréhendiez de votre point de vue, de l’endroit où vous êtes, avec une manière d’indifférence. Une acceptation parfaite de l’extériorité, de l’altérité.
Je pense que c’est la nécessité de rester soi-même, entièrement, de ne pas être encombrée par tout ce qui pourrait me distraire de ma tentative d’expérience dans mon voyage intérieur et ça m’oblige à être très attentive à tout ce qui se passe ailleurs tout en restant protégée. La vie est un combat continuel et celui qui écrit est collé à ce combat tout le temps. Mais j’ai horreur d’être vaincue ! Je ne me suis jamais rendue, j’ai toujours continué à combattre avec toute l’expérience que j’ai pu avoir dans le passé, que je ne cesse d’avoir dans le présent, que j’espère dans l’avenir. La vie n’est pas la reddition mais la vie est un accord avec l’accord.

Vous assumez un certain nombre d’antagonismes mais, en même temps, vous avez une formidable générosité envers vous-même qui vous fait choisir l’attitude qui vous convient le mieux.
C’est n’est pas de la générosité parce que je ne m’aime pas du tout. Pourtant je peux me vouloir du bien. C’est la merveilleuse phrase de Saint-Simon, « Charité bien ordonnée commence par soi-même », que je m’étais amusée à détourner en disant « cruauté bien ordonnée commence par soi-même ». Je suis très cruelle envers moi-même, je l’ai toujours été, c’est un atout pour moi. La cruauté c’est l’œil. J’ai un œil cruel. La cruauté, c’est comme si on avait un crayon très dur qui doit entamer son dessin (que l’on peut écrire avec deux orthographes), il faut que ce soit très sec. C’est très difficile pour moi d’écrire. Un livre c’est une expérience douloureuse. J’ai les mêmes difficultés que lorsque j’avais 25-30 ans. Être devant une page blanche, un style à la main et sortir de sa tête cette espèce de fournaise informe dont on a besoin absolument de se débarrasser parce que c’est une chance de survie personnelle. C’est une lutte, un combat continuel.

Vous n’avez pas appris à atténuer cette douleur ?
Non. Je fais attention à mon écriture elle-même et l’écriture se ressent des luttes intérieures. Je suis arrivée tout de même à une sorte de dépouillement que je n’avais sans doute pas. Je ne relis jamais aucun de mes livres. J’oublie immédiatement. C’est l’acte d’écrire qui est important. Au moment où j’écris, c’est l’incendie, c’est le feu même et puis après c’est fini.

Dans vos livres, le temps de l’écriture semble être celui de l’instant.
Le temps de l’écriture dure toute la journée. En ce moment, par exemple, il y a un panneau d’écriture qui se forme en moi, qui se remplit d’écriture. Je sors tout ce que je vois, tout ce que je pense, les visages croisés, l’attitude des gens, la manière dont vous tenez votre cigarette. Tout me sert.

Avez-vous des principes ?
J’ai des principes vis-à-vis de moi-même. J’en ai qui sont à la base de tout mais au fond c’est encore une fois le problème de la liberté qui est en jeu. Me lever toujours à la même heure, être dépendante de programmes tout à fait secs, me déplacer dans un périmètre bien délimité pour aller jusqu’au fond des choses. Refuser toute compromission avec ce qui m’empêche précisément d’être l’objet des libertés que je me suis offertes à moi-même.

Quel rapport entretenez-vous avec l’âge et la manière dont il emprisonne votre corps ?
Ça m’agace ! Il y a encore très peu d’années, je marchais, je pouvais traverser Paris à pied, et maintenant ça m’est impossible. Mais ça ne m’atteint pas du tout. Vraiment. J’ai tellement vécu, dans la réalité, de moments merveilleux : de déplacements, de liberté… La liberté, c’est en moi maintenant. Alors ça ne me gêne pas. Ça me gêne parce que ça m’empêche de bondir comme je le faisais. Maintenant, je continue à bondir en dedans.

Pour qui écrivez-vous ?
J’écris pour moi et pour celui que j’aime.

Vous êtes une amoureuse, Dominique Rolin ?
Oui ! Je crois que sans ça on ne vit pas.

Oui mais vous êtes d’abord une amoureuse ?

Peut-être, oui, peut-être, mais ça n’a jamais été traduit dans mon langage comme une explication des choses. Ça s’est imposé comme une sorte de flux à la fois aventureux et tranquille parce qu’inévitable.

Votre prochain projet de roman ?
J’ai une petite-fille qui a maintenant 39 ans, qui est très belle et avec laquelle j’ai un rapport d’une tendresse extraordinaire et je voudrais écrire un livre pour lequel j’ai déjà un titre, Lettre à Lise, elle s’appelle Lise. Le reste est mystère…

Claire Huynen

Dominique ROLIN, Le futur immédiat, Gallimard, 2002 ; Plaisirs, entretiens avec Patricia Boyer de Latour, Gallimard, 2002.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°122 (2002)