René Magritte, un turbulent génie des images
Jacques ROISIN, René Magritte, la première vie de l’homme au chapeau melon, Les Impressions nouvelles, 2014
Michel DRAGUET, Magritte, Folio/Biographies, 2014
Curieusement, en dehors des nombreux livres d’art et belles monographies, des catalogues d’exposition, ou des apports du Catalogue raisonné de l’œuvre, il n’existait jusqu’ici pas de biographie critique de René Magritte à destination d’un large public. Figure majeure de l’art du 20e siècle et du surréalisme, dont plus guère personne aujourd’hui n’ignore le rayonnement, ni le vocabulaire de figures récurrentes, Magritte a connu une consécration post-mortem qui dépasse de loin ce que son ami Scutenaire, avec ironie, avait déjà nommé dans les années 1960 « la pelle de la gloire ». Michel Draguet, directeur des Musées royaux des beaux-arts et du Musée Magritte à Bruxelles, s’est livré à cet exercice délicat : faire redécouvrir un artiste mondialement connu, tout en pointant les multiples facettes, parfois contradictoires, d’un homme que l’on ne saurait réduire à son chapeau melon, son épouse Georgette, et son Loulou de Poméranie.
Pour ce faire, Michel Draguet a eu recours à de multiples sources écrites, celles du peintre (ses écrits magistralement réunis et édités par André Blavier) comme celles de ses complices et proches (Nougé, Mariën, Scutenaire, Goemans, Torczyner, Bosmans, Waldberg…) Il s’est également appuyé sur la passionnante somme que constitue le Catalogue raisonné en six volumes, édité par David Sylvester et Sarah Whitfield. Enfin, il a rassemblé les informations de nombreux fonds de correspondance disséminés aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis, ce qui contribue à nuancer certains clichés qui ont contribué à façonner la légende de l’homme comme du peintre. Pari réussi, cette biographie, directement publiée dans la collection Folio chez Gallimard, se lit avec plaisir et offre le sérieux d’une lecture érudite et critique. Elle invite également à aller voir au-delà de l’homme de scène que fut Magritte, et du personnage de bourgeois conformiste qu’il se composa – col cravate, pardessus noir, chapeau melon, pour l’extérieur, et complet veston assorti parfois de pantoufles devant son chevalet, tel que l’immortalisa Georges Thiry, pour les scènes d’intérieur.
Là n’est d’ailleurs pas le moindre intérêt de Magritte en lui-même. De ses jeunes années jusqu’à sa mort en 1967, l’homme n’a cessé de se confronter à un double jeu. D’une part, celui de l’effacement personnel, y compris dans son apparence extérieure, suivant en cela l’admonestation, au nom de la liberté d’action, de Nougé à Breton: « Que ceux d’entre nous dont le nom commence à marquer un peu, l’efface ». Et d’autre part, dans un mouvement contraire que les soucis d’un peintre désargenté mais certain de son œuvre peuvent expliquer, celui de la reconnaissance publique : Magritte s’est efforcé de gagner au fil des ans une plus large audience, muséale et financière, notamment aux Etats-Unis, en multipliant à la chaîne les variantes d’une même œuvre.
Pour aborder l’enfance et l’adolescence de Magritte, né en 1898 à Lessines et l’aîné d’une fratrie de trois, Michel Draguet a également consulté Ceci n’est pas une biographie de Magritte, l’ouvrage que le psychologue et psychanalyste Jacques Roisin avait publié en 1998 aux éditions Alice. Les Impressions nouvelles le rééditent, sous un titre différent (et quelque peu contradictoire avec l’édition de 1998) : La première vie de l’homme au chapeau melon. Avec ténacité, l’auteur a mené depuis 1985 une enquête d’une bonne dizaine d’années, pour recueillir les témoignages de personnes, condisciples de classes, voisins, qui avaient connu dans les vingt premières années du siècle René Magritte, ses frères Raymond et Paul (celui-ci musicien et complice des surréalistes bruxellois), mais aussi leur père Léopold et leur mère Régina, qui se suicida par noyade lorsque René avait quatorze ans. Au fil des déménagements à Gilly, Châtelet, Charleroi, ou Bruxelles, les témoins dressent le portrait à charge d’un adolescent turbulent, souvent intuitivement agressif, appréciant les (mauvaises) blagues et les obscénités, crâneur aimant choquer (ce que du reste la « période vache » et Scutenaire ont largement confirmé), et fuyant avec énergie tout ce qui peut le ramener au passé. Mais les témoins retrouvés par l’auteur étant très âgés, on peut craindre que certains d’entre eux n’aient parfois embarqué leurs souvenirs sur l’incertain radeau de la mémoire… A lire, donc, avec une certaine prudence.
Alain Delaunois
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°182 (2014)