Au-delà du réel : la littérature
Jacques DUBOIS, Les romanciers du réel de Balzac à Simenon, Seuil, coll. « Points Essais », 2000
À la fin de son nouvel essai, Les romanciers du réel (paru dans la collection Points Essais série « Lettres » qu’il dirige au Seuil), Jacques Dubois fait remarquer qu’à plusieurs reprises son livre aurait pu emprunter d’autres voies, s’ouvrir à d’autres interprétations, en fonction de ce qu’il mettait au jour. Ce qui pourrait n’être qu’une coquetterie rhétorique chez certains de ses confrères se révèle ici le trait d’un intellectuel ouvert à l’altérité dont l’écriture et la pensée ne cherchent pas à écraser le lecteur ni à emprisonner/anéantir/castrer l’objet de son étude. On pourra écrire d’autres choses après lui sur la littérature (du réel). Ce n’est pas Sartre brisant Genêt à trop vouloir l’expliquer. On est loin également de la parole destructrice, dictatoriale de la modernité, de ses prises de pouvoir parfois terroristes. Jacques Dubois ne fait table rase de rien, il glane ici et là les éléments de réflexion qui l’aideront à construire les outils théoriques nécessaires pour aborder cette étude comparative sur le roman du réel, sur « la filiation qu’il fallait établir » dans ce genre. Cet état d’esprit est déjà inscrit dans le titre de l’ouvrage. En choisissant d’abandonner l’ancienne dénomination de « réaliste », en la transformant en « du réel », il déjoue « l’effet idéologique que produit un terme qui a trop servi et instaure un rapport moins connoté de la fiction à son objet » et se donne la liberté d’établir une autre filiation que celle de l’histoire officielle (donc figée) de la littérature. Ainsi Proust peut-il être à la fois un des grands romanciers du réel et celui qui à ouvert la voie à des auteur(e)s comme Nathalie Sarraute ou Claude Simon.
Au cours de quelque 350 pages d’une clarté et d’une limpidité exemplaires, Jacques Dubois analyse ce qu’est un roman du réel. Il en montre les richesses, les principes, ce qui échappe à l’auteur, au genre (la présence du désir). Il le redonne à lire après cette ère du soupçon littéraire qui avait montré l’illusion, l’artifice sur lesquels s’étaient fondés les écrivains pour nous faire croire que la réalité incluse dans leurs textes était la réalité vraie, concrète.
En synthétisant les propos de Jacques Dubois, en réutilisant à peu près ses mots, on peut dire — entre autres — que le roman du réel dissèque les rouages et les mécanismes sociaux, qu’il propose un déchiffrement de la société tout en inventant des univers fictifs, en présentant des destins individuels. D’où la notion de socialité que l’auteur préfère à celle de réalité. Balzac serait le premier romancier important du genre tandis que Céline et Simenon y mettront fin, l’un en le pratiquant avec excès (Céline) et l’autre de façon minimaliste (Simenon). A ces romanciers limitrophes, Jacques Dubois associe cinq autres grands écrivains (Stendhal, Flaubert, Zola, Maupassant, Proust). Il n’a de cesse de les comparer, les rapprocher, les différencier — la catégorie roman du réel génère des perspectives de filiation originale. Maupassant, par exemple, s’il est l’héritier de Flaubert et de Zola, « assure la transition du naturalisme à un réalisme subjectif mettant l’accent sur la manière dont une conscience individuelle s’assimile le monde et les autres ». Après lui peuvent arriver Proust et ses successeurs. Dans une première section, il étudie le roman du réel dans plusieurs de ses perspectives (comme roman social, total…), il en donne les principales caractéristiques (obsession des détails, la métonymie comme figure de style typique, le rapport à l’Histoire…). Dans la deuxième partie il consacre un chapitre à chacun des romanciers, en approfondissant, particularisant ce qu’il a déjà mis au jour. Il s’attache notamment aux principes fondateurs de l’œuvre ainsi qu’à la sociologie que mettent en place les différents écrivains. Les lecteurs habituels de Jacques Dubois ne seront pas surpris par cet essai qui aborde quelques-uns des auteurs qu’il a déjà étudiés, qui recoupe la sociologie littéraire qu’il a pratiquée par ailleurs. On n’y retrouve peut-être pas toute l’élégance d’écriture de son Pour Albertine, ce livre qui relisait Proust par le biais de la féminité, mais les visées de l’étude ne sont pas les mêmes. Plus scolaire, cet ouvrage devrait aider les étudiants, leurs professeurs et tous les lecteurs à revoir (pour mieux la comprendre) l’histoire littéraire en dehors des clichés habituels.
Michel Zumkir
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°116 (2001)