Quand Mesens donnait le ton

E.L.T. Mesens

E.L.T. Mesens

Bambocheur, boute-en-train et boutefeu, E.L.T. Mesens  (1903-1971) était un personnage à la fois plaisant et déplaisant. Ce fut un prodigieux animateur de l’activité surréaliste en Belgique. Prodigieux, parce qu’il a très tôt manifesté un éveil artistique, surtout comme musicien. Animateur dans la mesure où son action est comparable à l’agit-prop soviétique : il lui fallait secouer et propager en occupant le terrain de la révolte.

Compositeur, poète, éditeur et auteur de collages subversifs et savoureux, Mesens disposait de plusieurs cordes à son arc. Les traits qu’il lui arrivait d’en décocher, pour acerbes qu’ils furent, n’avaient rien à envier aux voies de fait dont usèrent ses ennemis déclarés. En d’autres circonstances, Mesens aurait aussi pu se faire l’apôtre du goulag, en dénonçant « ceux qui, cédant à des soucis trop personnels, devaient être rejetés dans les camps dont ils auraient mieux fait de ne jamais sortir ».

Mesens fit merveille comme collectionneur d’œuvres d’art et directeur artistiques de galeries où il savait comment s’y prendre pour accrocher les tableaux. On lui doit l’organisation d’une exposition mémorable de Magritte à la salle Giso à Bruxelles, en 1931, la première du peintre après son retour de Paris. Les comptes rendus parus dans la presse de l’époque nous décrivent une sorte d’enchantement de tous les sens et de tous les instants dans une fièvre qui anticipe les meilleurs happenings des années 60. Mesens, qui avait rompu les ponts avec les représentants de la Plastique pure, s’était cependant entendu avec l’un d’eux, l’architecte néerlandais Ewold van Tonderen, pour le choix du lieu. Il n’avait donc rien trouvé à redire pour se concilier l’hospitalité d’un adversaire de la veille. Ainsi le retrouvera-t-on sa vie durant, partagé entre brouilles et réconciliations.

Fait notoire, qui différencie le surréalisme en Belgique d’avec le mouvement d’André Breton, la musique fut donc un temps au centre des préoccupations de Mesens, tout comme elle le fut avec plus de succès pour André Souris. Faute de pouvoir se réaliser pleinement dans cette discipline, Mesens a voulu se muer en chef d’orchestre de l’activité surréaliste. Ses relations avec Erik Satie et Tristan Tzara l’inscrivent néanmoins dans le sillage du mouvement dada, dont témoignent les revues Œsophage et Marie. Et lorsqu’il fit son entrée dans le groupe de Paul Nougé, Mesens en fut le compagnon le plus éloigné : sur la photo de famille Le rendez-vous de chasse, Mesens et Nougé sont situés de part et d’autre du groupe surréaliste de Bruxelles, comme s’ils en incarnaient les tendances extrêmes.

le rendez vous de chasse

Le rendez-vous de chasse (Bruxelles, 1934) ©photo studio Jon Rentmeesters. Premier rang de g. à dr.: Irène Hamoir, Marthe Beauvoisin, Georgette Magritte. Deuxième rang de gauche à droite: E.L.T. Mesens, René Magritte, Louis Scutenaire, André Souris, Paul Nougé

Mesens a aussi orchestré deux livraisons majeures de revues d’avant-garde belges plus ou moins liées au surréalisme. Celle que Variétés a consacrée au « Surréalisme en 1929 » et celle de Documents 34, avec pour programme l’ « Intervention surréaliste ». Dans le second cas, Mesens a littéralement noyauté le périodique en imposant ses vues – sa révolution culturelle – au directeur de la publication. Sans doute n’a-t-il jamais été aussi mordant que dans la polémique, jusqu’à s’en prendre à Maeterlinck, qui venait de cautionner le régime de Mussolini en participant à un congrès à Rome. Mesens aura cette parole assassine pour le cher Prix Nobel : « Nous croyons qu’il est urgent que l’on fasse dévorer le Maurice des Serres chaudes par ses propres abeilles puisque ce dangereux vieillard ne consent pas à vivre en termite ».

Qui voudrait se représenter Mesens au travers de ses attirances et de ses exécrations, peut se rapporter aux réponses qu’il a données à l’enquête parue dans Le savoir-vivre, en 1946. Mesens y procède à une révision déchirante de son engagement en faveur de la cause du peuple, en écrivant que « le prolétariat et ses chefs ressemblent dialectiquement à leurs oppresseurs et leurs chefs ».

Mais il continuait de souhaiter « la faillite de tous les régimes politiques et la mise au rancart de toutes les religions ». C’était là son côté mangeur de curés, qui se doublait d’un côté gourmet tout à l’énumération de ses plats préférés. On se demande encore aujourd’hui comment Mesens parvenait à concilier ses gouts de luxe avec la défense des opprimés, sauf à le prendre pour un authentique dandy.

Au physique, Mesens a souvent été décrit comme un homme petit, Flamand potelé, aux allures d’épicurien. Mais il est des photos où son visage rappelle les traits d’Orson Welles. S’il n’a pas été un magnat de la presse à la « Citizen Kane », Mesens n’en rêvait pas moins de conquérir le monde en le ralliant à ses idées.

Philippe Dewolf

Fausse note à propos de Mesens

Christiane GEURT-KRAUSS, E.L.T. Mesens. L’alchimiste méconnu du surréalisme. Du dandy dadaïste au marchand visionnaire, Labor, coll. « Archives du futur », 2002

krauss e l t mesens l'alchimiste méconnu du surrealismeLes épisodes de la vie de Mesens en Belgique étant relativement bien connus, il manqiait une approche de la période où il vécut en Angleterre (1938-1954) et en Italie (dans les années 1960). Une monographie de Christiane Geurts-Krauss, dont nous avons pu lire un premier jeu d’épreuves, doit incessamment combler cette lacune. L’auteur nous renseigne Mesens comme étant « l’alchimiste méconnu du surréalisme ». Pour justifier le choix de son intitulé, Christiane Krauss s’appuie sur le fait que Mesens a inscrit le nom d’un alchimiste du Moyen Âge – Nicolas Flamel – comme enseigne d’une de ses maisons d’édition. Nous croyons toutefois plus justifié de parler d’homme-orchestre, étant donné le tempérament touche-à-tout de Mesens.

Raconter la vie de Mesens a dû représenter une entreprise aussi harassante que passionnante. Mesens avait en effet pris soin de conserver toute sa correspondance depuis ses seize ans. Ce livre en reprend certains éléments, mais il a bien fallu que l’auteur y aille de sa plume pour résumer le destin d’un personnage qui s’était peut-être promis de défier le temps. En nous faisant entrer de plain-pied, et parfois à marche forcée, dans la vie privée de Mesens, Christian Krauss nous en révèle d’innombrables détails, du plus croustillant au plus sordide. Les turpitudes du monde artistique sont observées par le petit bout de la lorgnette – aventures sexuelles, inimitiés et amitiés liées au portefeuille, petits jeux des relations de pouvoir.

Il y a plus préoccupant. D’entrée de jeu, l’auteur s’institue juge et partie en déclarant sans rire avoir mené « une enquête minutieuse, sinon exhaustive ». Mais elle en est presque à tu et à toi lorsqu’elle mentionne telle ou telle personnalité par son prénom, comme si elle en avait partagé le couvert la veille. Ce genre de privauté est le signe d’un manque de distance, de rigueur intellectuelle, de même qu’il est l’indice d’une tendance à romancer une vie plutôt que d’en tirer la substance d’un essai.

Les mots et les phrases se bousculent à la va où je te pousse, et on pourrait reprendre l’auteur à chaque ligne. Christiane Krauss se méprend aussi sur l’âge des deux figures majeures du surréalisme en Belgique, en situant la naissance de Nougé (1895) à cinq ans de distance de celle de Magritte (1897). Et si la comptabilité de Mesens est passée au peigne fin, rien sur le contenu pictural des tableaux qu’il a acquis. Christiane Krauss en fait d’ailleurs peu de cas puisqu’elle estime que les toiles de Magritte que possédait Mesens et qui sont parties en fumée dans les bombardements de Londres en 1940 ne figuraient pas parmi les meilleurs tableaux de Magritte. Comment oublier qu’y disparurent notamment Le paysage isolé et Les impatients, toiles au sujet énigmatique entre tous.

Nous comprenons parfois mal ce que l’auteur veut dire, tant elle le dit mal. Elle avance par raccourcis et par expressions imagées qui ont l’avantage de séduire par le sujet et l’inconvénient de ne rien approfondir quant à l’objet. Tant qu’à parler d’alchimie, et dans la mesure où Christiane Krauss a eu accès à un trésor d’archives, on peut se demander si elle n’a pas transformé l’or en plomb.

Philippe Dewolf


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°104 (1998)