
Félicien Rops
Depuis une trentaine d’années, nombreux sont les travaux d’édition, colloques, essais et études universitaires, voire expositions qui attestent l’intérêt croissant dont les écrits d’artistes font l’objet. Pour l’historien de l’art, l’écrit d’artiste apparaît avant tout comme un document, explication de l’œuvre ou confirmation d’une intention esthétique. Pour le spécialiste de la littérature, qui tend à l’aborder comme une production autonome, il invite à d’autres postures de lecture, suscitant des questions ayant trait au genre, à la valeur littéraire et à l’institution artistique : comment les artistes sont-ils intervenus, par l’écrit, dans le débat artistique de leur temps ? Entre écriture ordinaire (lettres et journaux) et écriture savante (traités et essais), en passant par des formes littéraires plus canoniques (poèmes, récits, romans), par quelles voies ont-ils choisi de s’exprimer ? Y a-t-il des genres propres à l’expression des artistes ? Quels sont les processus de réception qu’engagent les écrits de peintres ? De quelle légitimité ou de quelle « autorité » ces textes se sont-ils réclamés ?
Si, sur le plan de la recherche, un chantier est ouvert, des travaux importants ont déjà été accomplis sur le plan éditorial : une nouvelle édition du journal intégral de Delacroix est en cours, prévue chez José Corti pour 2009. Plus significative encore est la publication (partielle) du journal du peintre belge Henry de Groux sous les auspices de l’INHA, dépositaire des archives de l’artiste[1].
L’entreprise est en effet assez surprenante : en général, l’édition des écrits d’un artiste est conditionnée par le degré de reconnaissance et de célébrité du peintre. C’est l’œuvre picturale qui suscite l’intérêt pour la production scripturale. Dans le cas d’Henry de Groux, c’est au contraire la « littérature artistique » qui constitue la porte d’entrée dans le panthéon pictural : pour la première fois, la publication des écrits autobiographiques d’un artiste est mise en œuvre alors que sa peinture attend toujours d’être redécouverte. C’est en effet par ses qualités proprement littéraires, et non seulement pour sa valeur documentaire, que le texte a motivé l’entreprise éditoriale.
Lettres belges : une littérature de peintres ?
La contribution des peintres belges à cette « littérature d’artistes » n’est pas négligeable. S’il doit être intégré dans un questionnement plus vaste sur l’écrit de peintre, le cas belge est particulièrement intéressant à analyser. Depuis plus d’un siècle, des générations de critiques et d’historiographes, belges et étrangers, se sont plu à diffuser l’image d’une Belgique « terre de peintres », insistant sur la « prédestination merveilleuse »[2] de ses écrivains pour les arts plastiques.
En l’absence d’une véritable tradition littéraire, la peinture a en effet d’emblée occupé dans la Belgique naissante une position dominante dans la hiérarchie des arts, s’imposant aux écrivains comme modèle. La promotion d’une culture nationale faisait partie du projet politique du jeune État belge, soucieux de justifier son existence par l’exhumation d’un passé où, en dépit du poids de l’oppression et des occupations étrangères, les aspirations d’un peuple malmené par l’histoire se seraient déjà cristallisées autour d’une hypothétique « âme belge ».
Dans ce contexte, les anciens peintres flamands sont apparus comme les candidats idéaux pour assumer ce rôle fédérateur en jouant le rôle de glorieux ancêtres : les précurseurs littéraires faisant défaut, ce fut donc aux « vieux peintres » que fut dévolue la mission d’incarner l’esprit de la nation.
Le tropisme pictural qui a polarisé le champ culturel belge, dès ses origines, s’accompagnant de la valorisation de la figure du peintre, a sans doute ainsi contribué à légitimer la présence de ce dernier, ou, du moins, ses incursions fréquentes dans le domaine des lettres. L’intervention des artistes dans le champ critique, voire dans le champ littéraire, constitue en effet un phénomène récurrent en Belgique, où la peinture n’a pas eu, comme en France, à se dégager, pour défendre sa spécificité, de l’emprise de la littérature que lui imposait l’héritage académique. Le peintre, souvent plus soutenu et plus défendu par les institutions, s’est très tôt présenté comme un interlocuteur incontournable à tel point que s’est imposée, dans l’historiographie des lettres belges, et ce jusqu’à aujourd’hui, l’idée selon laquelle la littérature belge était une « littérature de peintres ».
De nos jours encore, l’écrivain belge, même installé à Paris, s’autorise de cet héritage et d’une filiation vis-à-vis des peintres. Patrick Roegiers, par exemple, va jusqu’à affirmer de manière quelque peu provocante que le peintre James Ensor est « le plus grand auteur » belge[3]. Dans la préface de l’anthologie Espace Nord publiée dans la collection du même nom, Jean-Marie Klinkenberg reconnaît avoir « triché » pour allonger la liste des « gloires nationales » en y insérant « quelques traces de ces écrivains dont on ne sait si ce sont des peintres ou de ces peintres dont on ne sait si ce sont des écrivains »[4]. Le recueil s’ouvre d’ailleurs sur un texte de peintre : Félicien Rops.
Le cas de Rops est assez emblématique. Ses écrits affichent en effet un haut degré de littérarité, se distinguant par un marquage poétique et rhétorique des formes « classiques » investies par les peintres (les genres intimes – journaux, carnets de notes, lettres – souvent objets d’éditions posthumes). La correspondance de l’artiste, qui, déjà de son vivant, faisait l’admiration des hommes de lettres, est d’ailleurs actuellement en cours d’édition, sous les auspices du Musée Rops de Namur.
Rops bénéficiait d’une réputation d’épistolier de grand talent auprès de ses confrères écrivains, belges comme français. Son abondante correspondance fait montre de qualités d’écriture qui ont fait dire à Degas : « celui-là écrit mieux encore qu’il ne grave […]. Si l’on publie un jour sa correspondance, je m’inscris pour mille exemplaires de propagande »[5]. Certains de ses correspondants l’encourageaient même à publier ses missives. L’artiste lui-même en avait, à un moment de sa carrière, conçu le projet sous la forme d’un journal composé de lettres écrites sur épreuves, forme mixte entre journal, au sens journalistique du terme, et journal intime : le Journal de Félicien Rops, Notes et croquis. Il envisageait également de faire de ses lettres, en expurgeant les aspects les plus intimes, la matrice de ses Mémoires pour nuire à l’histoire artistique de mon temps[6].
Il faut dire que l’artiste, comme de nombreux peintres de son temps, faisait de la lettre un usage semi-privé. Il ne voyait en effet aucune objection à ce que ses lettres circulent parmi ses correspondants – il allait parfois jusqu’à demander à tel destinataire de montrer à un ami commun la lettre qu’il lui avait adressée pour éviter les redites –, et il diffusait volontiers ses textes critiques et fictionnels par le biais d’une lettre reproduite dans la presse ou utilisée en guise de préface pour un ouvrage. Ainsi trouve-t-on également dans les articles de ses amis écrivains des échos des opinions critiques de Rops sur l’art, que celui-ci avait, à l’origine, confiées à l’intimité de l’échange épistolaire.
Cette pratique permettait à l’artiste de rester en marge de toute écriture institutionnalisée : intervenir indirectement dans le champ littéraire lui offrait la possibilité de préserver son identité de peintre sans menacer la place des écrivains professionnels. Ainsi Henry Céard commente-t-il une lettre que Rops avait envoyée à Théo Hannon : « Il y a dans ces pages un charme neuf qui m’a étonné et dont j’ai essayé de me rendre compte. D’où il vient ? Il vient de ce que c’est là de la littérature qui n’est pas faite par un littérateur et de la critique écrite par un autre qu’un critique. Cela a une franchise de phrase, un imprévu de conviction qui manque à tous les écrivains de profession. »[7]
« Pictoriana »
Si quelques cas célèbres, comme ceux de Rops ou d’Ensor, ont donné lieu à de substantielles études, de nombreux écrits de peintres, moins connus, disséminés dans différents centres d’archives et bibliothèques, attendent encore d’être exhumés. Ces textes, dont certains sont difficilement accessibles (car demeurés inédits, « oubliés » dans des classeurs étiquetés « divers », ou publiés dans des périodiques éphémères) méritent d’être révélés et mis en perspective dans une étude plus large. C’est au départ de ce constat que le projet d’une recherche consacrée aux écrits de peintres belges, de 1830 à nos jours, est né en 2005 à l’Université de Namur sous l’intitulé « Pictoriana ».
Afin de dépasser les études monographiques et d’analyser, sur la base d’un corpus relativement étendu, les conditions et les modalités de l’écriture des peintres, une base de données informatique a été créée et organisée de manière à classer, selon des critères opératoires, les informations récoltées au fil des recherches[8].
L’élaboration de cette base de données constitue la première étape d’une recherche appelée à se développer. Ce projet appelle en effet les collaborations. Un chantier est ouvert : on espère que des chercheurs venus d’horizons divers, mais aussi des amateurs, des collectionneurs, voire des artistes, viendront apporter leur pierre à l’édifice.
Le colloque organisé à Namur les 24 et 25 mai 2007 sous le titre « Écrit(ure)s de peintres belges », dont les actes ont paru en novembre chez Peter Lang, constitue un premier jalon dans cette ambition de fédérer les efforts et de favoriser les échanges et synergies entre chercheurs issus de différentes disciplines. Lors de ces deux journées, historiens, historiens de l’art et de la littérature sont venus confronter leurs approches respectives sur la question des écrits d’artistes belges à travers des cas particuliers et des corpus empruntés à des périodes variées. Voici un aperçu des sujets abordés, repris dans le volume à paraître.
Pour initier la réflexion, une place privilégiée a été donnée à un artiste… français : Eugène Fromentin. Le cas de Fromentin, artiste double, constitue une sorte de « cas d’école » dans l’étude des écrits d’artiste : son parcours pose en effet de manière emblématique la question des allers-retours entre les deux pratiques, et de leurs interactions réciproques. À partir des notes de voyage du peintre, Barbara Wright analyse les mouvements d’une écriture qui s’affronte à la transcription du visible dans ce qu’il a à la fois de plus immédiat, de plus matériel, de plus opaque aussi. Avec Fromentin, on découvre un peintre qui, paradoxalement, s’est confronté, dans l’écriture peut-être plus directement que dans la peinture, aux résistances de la matière et des formes. Les écrits de l’artiste participent d’une œuvre qui défie les catégories et remet en cause les frontières, encore fermement fixées à l’époque, entre peinture et écriture.
Le voyage est souvent à l’origine d’un passage par l’écriture pour le peintre, comme si le décentrement induit par le déplacement géographique suscitait également le désir d’un retour sur soi par l’écriture : journaux, lettres, correspondances destinées à un périodique, notes accompagnées de croquis constituent autant de pratiques scripturales propres à la littérature viatique. Le voyage des peintres en Italie a ainsi donné lieu à une abondante littérature artistique : les Belges n’ont pas manqué d’apporter leur contribution à cette tradition, même si elle ne fut pas toujours spontanée.
Comme le montre bien Christine Dupont, dans sa contribution « Écrire de l’étranger. Les Prix de Rome (1830-1875) », les missives laissées par les artistes belges qui ont séjourné en Italie pour parfaire leur éducation artistique se présentent le plus souvent sous forme de rapports destinés à entretenir les autorités académiques des activités de leurs « protégés ». Ces lettres, par-delà leur caractère documentaire, sont intéressantes parce qu’elles posent la question de la culture littéraire des peintres et de leur maîtrise de la langue. Celles-ci semblaient laisser à ce point à désirer que les autorités nourrirent l’idée d’organiser un examen de littérature pour l’admission aux Grands Concours ! Cette mesure, jugée discriminatoire et peu démocratique, ne fut pas appliquée : elle témoigne cependant de l’importance accordée à la culture lettrée dans l’éducation du peintre.
Dans l’œuvre d’Antoine Wiertz, qui fut lui aussi l’un de ces prix de Rome soumis au rituel de la correspondance, la culture littéraire a occupé une place prépondérante. Amélie Favry montre comment ce peintre, se jugeant injustement traité par les critiques de son époque, se substitua à ceux-ci pour instruire le procès de la critique d’art et en faire un outil de légitimation. Le cas de Wiertz illustre bien l’une des modalités d’intervention de l’artiste au sein du champ littéraire : pallier l’incompétence d’une critique d’hommes de lettres, ignorants en matière de peinture et incapables d’un jugement esthétique digne de ce nom.
Nicolas Wanlin et Catherine Leclercq s’attachent aux parcours de deux peintres dont la pratique de l’écrit est indissociable des « rituels de la mondanité ».
Nicole Wanlin consacre son étude aux Impressions sur la peinture d’Alfred Stevens, recueil d’aphorismes paru à Paris en 1886. La publication de ces Impressions, tirées à un petit nombre d’exemplaires, s’inscrit dans la continuité de la vie sociale et mondaine de l’artiste, peintre favori de la bourgeoisie aisée et causeur apprécié pour ses bons mots dans les salons. Rompu à l’art de la conversation et épistolier prolixe, Stevens use de l’écrit, non comme d’un manifeste ou d’un traité théorique, mais comme mode de représentation de soi et comme instrument de sociabilité.
Il est également beaucoup question de sociabilité dans le Journal de Jacques de Lalaing, peintre et sculpteur, édité par Catherine Leclercq, qui en commente quelques passages dans son étude. Parmi les genres volontiers pratiqués par les peintres, le journal – journal de voyage, journal intime, carnet de bord ou agenda – occupe une place de choix et fournit à l’historien de l’art un document inestimable pour suivre la carrière d’un artiste, mais aussi pour comprendre le fonctionnement du champ artistique à une époque donnée. Source précieuse pour connaître la vie artistique de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, le journal de Jacques de Lalaing permet de retracer les réseaux de l’artiste, témoin privilégié qui rend compte des us et coutumes propres au fonctionnement du champ artistique en Belgique.
Cette question de la sociabilité et des réseaux relationnels est souvent déterminante pour comprendre le parcours d’un artiste et, plus particulièrement, ses pratiques scripturales. C’est également de ce point de vue que Vanessa Gemis a choisi d’aborder « le parcours dédoublé » d’Emma Lambotte. À travers la correspondance échangée par Ensor et Emma, et un texte inédit de celle-ci sur le peintre, V. Gemis montre que pour une femme, la question de la double pratique se pose en des termes particuliers, et que le genre, comme les milieux, a aussi pour effet d’orienter les trajectoires des artistes.
Alexia Creusen a choisi, elle aussi, d’étudier les écrits d’une femme pour qui l’écriture fut moins un choix qu’un destin. Cécile Douard fut en effet contrainte d’abandonner la peinture, après des débuts prometteurs, suite à un accident qui la rendit aveugle. L’éducation raffinée qu’elle avait reçue dans le milieu aisé où elle était née, comme Emma Lambotte, lui permit de se replier sur d’autres modes d’expression, parmi lesquels l’écriture. Deux textes – Impressions d’une seconde vie (1921) et Paysages indistincts (1929) – témoignent de cette reconversion forcée, dont l’artiste chercha à tirer parti pour poursuivre son cheminement artistique, en dépit de son handicap.
Pour William Degouve de Nuncques, une autre circonstance biographique marque une rupture, qui trouve à s’exprimer dans l’écriture : l’expérience de la guerre. Charlyne Audin examine les écrits de l’artiste, qui témoignent de cette cassure et dont la violence tranche avec l’atmosphère recueillie de ses toiles. Autant l’œuvre du peintre est teintée de réserve et de mystère, autant l’œuvre de l’« écrivain » affiche une noirceur, un cynisme et une violence inattendus chez ce « peintre du silence ». Ces pages, inédites, mériteraient peut-être d’être confrontées avec celles d’un autre journal d’artiste qui témoigne de l’expérience de la guerre : le Journal intime d’Alfred Bastien, publié chez Racine en 2005.
Avec le passage au XXe siècle, les modalités d’intervention des artistes dans le champ littéraire changent, les hiérarchies s’effacent, les pratiques se mêlent : on assiste à un décloisonnement entre les arts que les avant-gardes contribueront à radicaliser, faisant de l’interdisciplinarité un nouveau paradigme.

Jean de Boschère
Avec Max Elskamp et Jean de Boschère, analysés respectivement par Évanghélia Stead et Véronique Jago-Antoine, s’ouvre un chapitre consacré à ceux qu’on a peut-être un peu trop commodément qualifiés, au tournant du siècle, d’« imagiers ». Les deux artistes, par ailleurs amis, échappent en effet aux catégories, trop poètes sans doute pour être classés parmi les peintres, trop artistes peut-être pour n’être envisagés que comme écrivains.
Le choix du titre du colloque – Écrit(ure)s de peintres belges – laissait place à une double approche, invitant à prendre en considération à la fois la production et la diffusion des écrits d’artistes. En analysant deux œuvres inclassables d’Elskamp (L’Éventail japonais et L’Alphabet de Notre-Dame la Vierge), É. Stead place au cœur de sa réflexion la question de la mise en page et met en lumière une dimension souvent négligée dans les éditions modernes du poète. Certains choix éditoriaux vont en effet jusqu’à dénaturer l’œuvre, tant chez Elskamp, écriture et écrit ne font qu’un : en convoquant Elskamp parmi les peintres belges, É. Stead réhabilité la dimension visuelle et typographique de sa poésie.
Véronique Jago-Antoine propose une analyse de Béâle-Gryne (1909) et de Dolorine et les ombres (1911) : deux textes un peu oubliés aujourd’hui, mais qui, illustrés par de Boschère lui-même, rappellent l’importance des arts plastiques dans le parcours de l’auteur de Satan l’obscur. C’est en effet par la peinture, et en révolte contre la tyrannie des mots, que l’artiste, inscrit à l’âge de dix-huit ans à l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers, entame sa carrière. Et c’est aussi par la médiation de la réflexion sur le signe graphique qu’il fera, plus tard, son entrée en littérature. Dans une subtile dialectique entre mots et images, De Boschère ose la rupture et introduit, entre textes et images, des dysfonctionnements producteurs qui invitent à des pratiques de lecture inédites.
Dès l’aube du XXe siècle, la poésie se donne à voir autant qu’à lire et l’écrivain, par ses multiples talents, peut à juste titre revendiquer le statut d’artiste à part entière. À tel point que, pour certains, on ne sait plus vraiment quelle étiquette employer : écrivain ou peintre ?
Pour Dotremont et pour Michaux, la question s’avère particulièrement problématique tant la fusion entre l’écrit et le visuel est profonde dans leurs œuvres. C’est sur cette frontière délicate entre les deux pratiques que s’interrogent Julie Bawin et Nathalie Aubert. Toutes deux abordent la question du rôle joué par la peinture comme pratique de déconditionnement pour l’artiste qui, né dans une culture verbale, cherche à s’en démarquer en explorant une autre voie.
Julie Bawin aborde ce travail de déconditionnement chez Michaux en le reliant à l’expérience du voyage en tant que confrontation avec l’altérité, et plus particulièrement du voyage en Asie, qui fut pour le poète le lieu de confrontation avec un mode d’expression qui tient à la fois du verbal et du visuel. N. Aubert compare l’œuvre de Michaux avec celle d’un autre artiste qui se laissa fasciner par la culture extrême-orientale : Christian Dotremont. Si tous deux allèrent puiser aux mêmes sources, ils s’en servirent pour s’engager sur des voies très différentes. Pour N. Aubert, Dotremont reste écrivain, même quand il peint, tandis que Michaux rejette violemment le verbe, cherchant à dissocier les deux pratiques.
Avec la contribution de Denis Laoureux sur les écrits de Jo Delahaut, une autre question est posée : celle de la place qu’occupe l’écrit dans le parcours d’un artiste dont la peinture, abstraite, semble résister à toute tentative de verbalisation. Face à un art qui ne « parle » pas, le recours à l’écriture revêt un aspect inédit : le discours ne se contente pas d’escorter l’œuvre ou de l’expliquer, il en constitue une dimension supplémentaire, à la fois nécessaire et problématique. Au XXe siècle, au sein des nouvelles configurations propres au champ artistique, l’écriture devient pour le peintre une exigence pour prendre position et participer directement à l’écriture de l’histoire de l’art.
Cette histoire se poursuit aujourd’hui : c’est pourquoi le dernier mot a été laissé à un artiste contemporain. Pour Patrick Corillon, les mots ne constituent plus une « langue étrangère », disputée à l’écrivain : ils font partie intégrante de la démarche et de l’œuvre du créateur. Ils en constituent même l’essentiel. L’artiste fait en effet du texte la matière première de ses installations qui questionnent la notion d’auteur, la pratique de la lecture ou encore le processus de l’édition. En se faisant auteur, l’artiste ouvre une réflexion sur la notion même de Littérature en tant qu’institution, profession ou vocation, voire mode d’appréhension du réel.
Enfin, pour achever ce parcours, un article propose aux chercheurs quelques pistes pour poursuivre le travail entrepris. Géraldine Patigny, qui travaille depuis 2007 à l’enrichissement de la base de données « Pictoriana », propose un bilan – forcément provisoire, mais déjà utile – sur les lieux et les conditions de conservation des écrits de peintres en Belgique. Une invitation à exhumer quelques trésors enfouis qui révèlent le talent de « l’autre main » – pour reprendre une expression de Pierre Alechinsky – de nos artistes.
Laurence Brogniez
Bibliographie
Paul Aron, « Quelques propositions pour mieux comprendre les rencontres entre peintres et écrivains en Belgique francophone », dans Écriture, n° 36, 1990, p. 82-91.
Paul Aron, « Un pays de peintres », dans La Belgique artistique et littéraire. Une anthologie de langue française 1848-1914, P. Aron (éd.), Bruxelles, Éditions Complexe, 1997, p. 125-257.
Charlyne Audin, « Du pinceau à la plume : les écrits de peintres en Belgique (1850-1950) », dans Textyles n° 30, Christian Dotremont, Bruxelles, Le Cri, p. 89-99.
Laurence Brogniez, « On the art of crossing borders : the double artist in Belgium, between myth and reality », From Art Nouveau to Surrealism : Belgian Modernity in the Making, N. Aubert, P.-P. Fraiture, P. McGuinness (éd.), Oxford, Legenda, 2007, p. 30-40.
Écrit(ure)s de peintres belges. Actes du colloque international de Namur (24-25 mai 2007), L. Brogniez (éd.), Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, « Comparatisme et société », 2008.
Et in fabula, pictor. Peintres-écrivains au XXe siècle : des fables en marge des tableaux. Actes du colloque international organisé par l’Université Jean Moulin – Lyon III (1er-3 décembre 2005), F. Godeau (éd.), Paris, Kimè, 2006.
Véronique Jago-Antoine, « Littérature et arts plastiques », dans Littératures belges de langue française. Histoire et perspectives (1830-2000), sous la direction de Christian Berg et Pierre Halen, Bruxelles, Le Cri Édition, 2000, p. 627-650.
Denis Laoureux, Mot à main : image et écriture dans l’art en Belgique, Bucarest, Muzeul National de Arta al Romaniei, 2006.
Claudette Sarlet, Les Écrivains d’art en Belgique, 1860-1914, Bruxelles, Labor, « Espace Nord », 1992.
Textyles nos 17-18, « La Peinture (d)écrite », dossier dirigé par L. Brogniez et V. Jago-Antoine, 2000.
[1] Henry de Groux 1866-1930. Journal, sous la direction de Rodolphe Rapetti et Pierre Wat, Paris, Éditions Kimè, INHA, « Sources », 2007.
[2] Camille Lemonnier, L’École belge de peinture 1830-1905 [1906], Bruxelles, Labor, coll. « Espace Nord », 1991, p. 106.
[3] Patrick Roegiers, Le Mal du pays. Autobiographie de la Belgique, Paris, Seuil, coll. « Points », 2003, p. 533.
[4] Espace Nord. L’anthologie, sous la direction de Jean-Marie Klinkenberg, Bruxelles, Labor, coll. « Espace Nord », 1994, p. 10.
[5] Extrait d’une lettre de Degas à Manet citée dans Boyer d’Agen et J. de Roig, Rops…iana, Paris, Pellet, 1924, p. 5.
[6] Ces mémoires resteront à l’état de projet. C’est sous ce titre qu’Hélène Védrine a proposé un choix de textes de Rops aux éditions Labor : Mémoires pour nuire à l’histoire artistique de mon temps, Bruxelles, Labor, « Espace Nord », 1998.
[7] Lettre de Céard à Hannon, Paris, 19 juillet 1878, citée par Hélène Védrine dans F. Rops, Mémoires pour nuire à l’histoire artistique de mon temps, op. cit., p. 333.
[8] Ce projet a pu être entrepris par Laurence Brogniez (avec la collaboration de Charlyne Audin et de Géraldine Patigny) grâce à un fonds spécial de recherche accordé par l’Université de Namur (2005-2008). La base de données est accessible à l’adresse http://www.pictoriana.be : elle fonctionne comme un outil interactif qui permet à toute personne porteuse d’un code d’accès de consulter les fiches et, éventuellement, de proposer sa collaboration. La page d’accueil diffuse en outre des informations sur les publications et manifestations scientifiques liées au sujet, et propose une série de liens vers des centres de recherche menant des projets similaires.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°153 (2008)