James Ensor : portrait du peintre la plume à la main

James Ensor

James Ensor

Fin septembre s’ouvrira, aux Musées royaux des Beaux-Arts, une grande exposition consacrée au « Prince des peintres », l’Ostendais James Ensor (1860-1949). Ensor a peint, c’est certain, mais il a écrit aussi et Labor profite de l’occasion pour publier ses Écrits et ses Lettres, tandis que la Renaissance du Livre édite la correspondance du maitre avec une admiratrice fervente, Emma Lambotte. Lectures surprenantes.

Je dois avouer que je suis, depuis longtemps, de ceux qui tiennent la peinture d’Ensor en haute estime. De ceux aussi qui, lorsque c’était encore possible, partaient comme en pèlerinage à Ostende pour y passer quelques instants devant sa monumentale Entrée du Christ à Bruxelles. Je connaissais Ensor « en amateur », comme on disait jadis, personnage intrigant, peintre génial, ermite (ou presque) et grand farceur. Avouez que le cocktail est rare ! Aussi, la perspective d’en savoir plus à la lecture de ses deux livres m’a enthousiasmé. L’expérience est étonnante !

Plantons d’abord le décor. Ensor nait à Ostende en 1860 et y passe son enfance et son adolescence. Sa mère tient un magasin de coquillages. À 17 ans, il vient à Bruxelles, pendant trois ans, étudier à l’Académie (il en dira pis que pendre, et avec humour), puis il retourne à Ostende. Dans les années qui suivent, il réalise et montre quelques-unes de ses peintures aujourd’hui célèbres ; elles ne reçoivent pas l’accueil qu’elles méritent. Fâché, il ne quittera plus Ostende, « confiné joyeusement au pays solitaire de narquoisie », comme il l’écrira plus tard.

ensor mes ecrits

Ensor n’est pas un écrivain, c’est certain, du moins pas selon le sens où il aurait eu un projet littéraire. Néanmoins, il a une langue qui lui est propre, un vocabulaire bouffon très personnel, un style truculent qui restent constants au fil de ses textes. Hugo Martin, qui a choisi et commenté les Écrits, parle, à juste titre, d’un « tout organique » avec « clones et métastases ».

« J’aime parler, écrire, ouïr, un langage propre au peintre amoureux des images », écrit Ensor. Et quand on sait que les « images » (entendez les tableaux) d’Ensor sont peuplés de masques, de bouffonneries et autres squelettes en goguette, on devine ce que contiennent les textes : de la louange doucereuse à l’injure lyrique, tous « écrits stylés, adjectivés sans merci », on entre en zone de truculence. Lire Ensor, c’est offrir un jour de carnaval au dictionnaire ! Qu’on en juge : ceux qui défendent son œuvre sont « des hommes au sang pur », ceux qui l’achètent « des mécènes flamboyants » et les critiques d’art des « chétifs enchoucroutés » (sic) ou des « madrés, d’expression française à Bruxelles, d’expression flamande à Paris ». Lui, qui n’a jamais encaissé qu’un confrère ait qualifié ses œuvres de « turpitudes », parlera des « aigreurs ostéologiques de Khnopff » et traitera Alfred Stevens de « débris national » dans un article qu’il conclura par une phrase dont il fera sa devise : « Les suffisances matamoresques appellent la finale crevaison grenouillère ». Le ton, le style et le rythme, l’invention font de lui un précurseur du capitaine Haddock et de Jean-Pierre Verheggen bien plus qu’un contemporain de Verhaeren ou de Maeterlinck. Ce n’est pas un hasard : ils se rejoignent dans l’oralité. Car Ensor n’écrit que de circonstance et ses textes sont bien souvent destinés à être lus plutôt qu’imprimés, ce dont témoigne aussi son sens assez flou de la ponctuation. Des témoins écrivent qu’il avait une « voix aiguë, légèrement nasillarde » ou une « voix flûtée en même temps que crâne » ; cela convient bien au personnage qui, non content d’avoir déjà inventé l’ « Art Ensor » pratiquait aussi la « harengue ».

Plan ! Rataplan !

Quand écrit-il et pourquoi ? La production est très hétéroclite et s’étale sur plus de 60 ans : présentation de son œuvre, réponse à une enquête, discours de banquet, discours à la Compagnie du Rat Mort, réflexions sur l’art, protestations pour la défende des dunes ou des bassins ostendais, souvenirs pour un journal local, etc. Ce qui est intéressant, c’est qu’il adopte partout le même rythme : ça bondit, rebondit, part dans tous les sens et finit régulièrement par mimer une fanfare (« Plan ! Plan ! Rataplan ! » « Tontaine tonton »). On notera aussi que, quel que soit son public, il garde la même hardiesse, la même insolence bouffonne. Ce qui est encore plus intéressant, c’est qu’aujourd’hui, avec l’ensemble du corpus, on peut démasquer le peintre des masques. Et on découvre Ensor en opportuniste à tous crins ! D’abord, s’il invente beaucoup, il se pille beaucoup aussi ; on le voit reprendre, d’un texte à l’autre, des paragraphes entiers ou réutiliser, parfois avec des variantes, ses bonnes formules. Mais, soit, il n’est pas écrivain. On constate néanmoins qu’il utilise le même processus qu’avec son œuvre peint puisqu’on sait que sa grande période date d’avant 1900 et qu’après, il se recopiera ou se plagiera lui-même. Deuxième chose : il s’attribue toujours le bon rôle. Ainsi, lui qui confie régulièrement qu’il ne lit pas les écrivains contemporains et vante les jeunes peintres (il ne les connait pas mais fait une sorte de fixation sur la jeunesse : « Nous sommes tous jeunes ou le deviendrons ») s’arrange toujours, au moment opportun, pour leur rendre hommage (y compris à Karel Van de Woestijne dont il faut rappeler… qu’il ne comprend pas la langue !) et se présenter comme une figure tutélaire. Le moins que l’on puisse écrire est que sa devise et ses « suffisances matamoresques » s’adressent aussi à lui-même.

Parlons des femmes à présent. Ensor veut « toujours embrasser, toujours aimer » mais on est en droit d’imaginer, avec ce qu’on sait de sa vie, qu’il est mort puceau. Il dit monter au créneau pour défendre cette « éternelle opprimée : la Femme » mais il n’hésite pas à commencer une conférence sur la crise de la peinture en se plaignant de « l’amaigrissement excessif de la femme » ! La femme des années 30 ne lui convient pas ; il la veut grasse, rubénienne et ne se prive pas de le répéter. Au reste, il donne « cuisse de nymphe émue » comme couleur préférée et voudrait mourir « comme puce écrasée sur un blanc sein de pucelle ». Des relations pour le moins bizarres.

Signalons au passage qu’il s’identifie, au moins pendant une partie de sa vie, totalement au Christ et n’a pas hésité à se portraiturer couronné d’épines ou crucifié par la critique.

Hugo Martin analyse finement (et l’exercice n’est pas aisé), dans la lecture qui complète l’ouvrage, les écrits d’Ensor dans leurs rapports avec son œuvre peint, avec sa vie, sa ville et ses contemporains. Il démonte sa « rhétorique grotesque » en ce qu’elle a de répétitif mais aussi en sa manière de filer entre les doigts et de s’échapper toujours. Ensor, je le répète, reste, quelle que soit la manière dont on l’aborde, intrigant.

Comme à Ostende

Pour ma part, j’émettrai l’hypothèse suivante : lorsqu’Ensor revient à Ostende, après ses décevantes années d’apprentissage à l’Académie, puis qu’il s’y replie d’autant plus volontiers à la suite des premiers insuccès, il fait, à mon avis, un véritable retour à l’utérus. N’oublions pas, en effet, d’une part, qu’Ostende (et la mer) est toujours donnée par lui comme sa source d’inspiration, le lieu originaire, et d’autres part, qu’il y vit entouré de femmes : sa mère, sa tante, sa sœur puis sa nièce. À ce moment (qui est aussi celui où il s’identifie au Christ), Ensor, qui est farceur, frondeur et aime les masques, va, me semble-t-il, se créer un personnage et le jouer toute sa vie. Car, on le constate dans ses écrits, si les phrases changent au fil du temps, le discours qui les sous-tend ne change pas au point de s’écarter complètement, à mesure de son vieillissement, de ce qu’il vit et fait effectivement. Ne varietur, comme s’il répétait un rôle. Enfin, il se savait indécis et mal organisé et, intuitivement, il va comprendre qu’en restant à Ostende (c’est-à-dire loin de Bruxelles ou Paris), il va primo échapper ) une agitation intellectuelle qui le perturbe et qu’il ne maitrise pas ; secundo pouvoir arguer de la distance pour faire faire par d’autres ce qu’il n’aime pas faire (très vite, il déteste les expositions et répugne à céder les tableaux qu’il préfère garder près de lui) ; tertio donner de lui l’image forte du génie incompris. À ce jeu, il aurait pu tomber complètement dans l’oubli mais sa grande victoire sera de vivre très vieux et d’être encore actif quand bon nombre de ceux qui l’avaient critiqué étaient déjà passés à la trappe de l’Histoire. Du reste, on le sait, de son vivant déjà, il était un mythe et il savait y faire pour entretenir sa légende. À la fin de sa vie, il se promenait sur la digue en véritable statue vivante dont le double de pierre ornait les jardins du Kursaal…

Rappelons-le, tout le génie d’Ensor est dans sa peinture. À regarder l’homme par le petit bout de la lorgnette, on ne peut bien sûr que lui trouver des défauts. Mais puisqu’Ensor se retrouve aujourd’hui sur le devant de l’actualité, scrutons-le d’un peu plus près ; ses lettres sont un précieux témoignage.

ensor lettres

On notera tout d’abord qu’il s’agit de « Lettres » et non d’une correspondance complète. L’état de la recherche en ce domaine, d’une part, et l’entrave de certains droits, d’autre part, font de ce volume déjà fort épais (850 pages !) une percée risquée dans un domaine où beaucoup reste à défricher. L’auteur, Xavier Tricot, comme le maitre d’œuvre, les Archives et Musée de la littérature, souhaitent, en le publiant, créer un appel aux chercheurs et susciter la mise au jour de lettres inconnues ou inédites.

Voyons maintenant comment Ensor se donne à lire à travers la confidentialité de ses lettres. Son opportunisme frappe d’emblée : d’abord, il se présente toujours tel que cela l’arrange de se présenter (il n’écrit pas, il est malade, il est trop sollicité, il doit aider sa mère…) pour se justifier et, ensuite, il traite ses correspondants très différemment en veillant surtout à ses propres intérêts. Ainsi, ses admirations sont essentiellement de circonstance, il stoppe net toute correspondance dès qu’il a obtenu ce qu’il voulait alors qu’il se soucie pendant plusieurs années du rhume d’un de ses (gros) collectionneurs. Dans la foulée, on découvre qu’il manque beaucoup à ses obligations et promesses et il donne l’impression de tout faire en coup de vent. Ou d’avoir grand mal à s’extirper d’Ostende (il ne verra pas bon nombre de ses propres expositions – trop loin, trop malade, trop quelque chose…).

Rat Mort, Rotary, radotages

Il est paradoxal aussi. Si on peut comprendre que, selon les époques, il s’ennuie ou soit « heureux devant la mer », ou que tantôt il aime les visites, tantôt il aspire au calme, il est plus difficile d’accepter sa persistante haine des bourgeois, lui qui en fut, et non des moindres à l’échelle ostendaise (membre du cercle Cœcilia, du Rat Mort, du Rotary, organisateur d’expositions au Kursaal, fait baron en 1929…). Il chipote, pinaille, se montre radin (demande régulièrement « à titre grâcieux ») et certaines lettres semblent émaner d’un boutiquier radoteur. Les renseignements qu’on lui demande, quand ils ne le concernent pas (prix ou disponibilité d’un hôtel…), sont toujours donnés en style télégraphique.

Une chose est confondante : sa rhétorique. Comment la décrire ? Son style développe une véritable stratégie qui lui permet d’obtenir ce qu’il veut. Il ronchonne puis minaude, manie l’éloge et la requête avec un équilibre exquis ; mielleux, il ruse mais, au fond, il est impératif et il ne s’agit pas de déroger à ses conditions. Suave Ensor !

L’avantage des lettres vient de leur défilement chronologique qui montre l’évolution des situations. Le choix a été fait, dans ce volume, de les présenter par ordre alphabétique des correspondants. De l’un à l’autre, on saute parfois 50 ans et il est moins facile d’appréhender les différentes facettes d’un même fait raconté à plusieurs personnes. Néanmoins, le choix retenu permet de bien découvrir, fût-ce entre les lignes, les variantes de la personnalité d’Ensor qui ne s’exprime pas pareillement avec tout le monde. L’ordre chronologique brouillerait cet aspect important.

Qu’il s’agisse des écrits ou des lettres, aussi riches soient-ils en information, il ne faut pas oublier qu’ils ne peuvent tout retenir. Des témoignages de proches d’Ensor laissent entendre qu’il était peu enclin aux confidences et soulignent sa pudeur, sa timidité et sa réserve. On sait aussi qu’il était à la fois vulnérable et émouvant. Autant de traits de personnalité qui témoignent d’une intense vie intime mais ne laissent pas de traces à la postérité. On sait aussi qu’il était drôle, parfois même farceur puéril et qu’il aimait les fêtes. Enfin, il manifestait, dit-on, une joie de vivre communicative. Elle est toujours là, dans ce portrait hautain au visage intrigant et au rictus narquois qui orne notre billet de 100 francs.

Jack Keguenne

À lire

  • James ENSOR, Lettres, choix et notes de Xavier Tricot, Labor, coll. « Archives du futur »
  • James ENSOR, Mes écrits, choix et lecture d’Hugo Martin, Labor, coll. « Espace Nord »
  • James ENSOR, Lettres à Emma Lambotte 1904-1914, édition établie par Danielle Derrey-Capon, Renaissance du livre, coll. « Signatures »
  • James ENSOR, Conférence sur la protection de l’animal, édition établie par Xavier Tricot, ill. Antonio Segui, La pierre d’alun
  • Francine-Claire LEGRAND, Ensor, précurseur de l’art moderne, édition revue et complétée par Danielle Derrey-Capon, Renaissance du livre, coll. « Références »
  • Gisèle OLLINGER-ZINOUE (dir.), James Ensor 1860-1949, Renaissance du livre et Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

Article paru dans Le Carnet et les Instants n°109 (1999)