
Jacques Lacomblez
À quelques centaines de mètres à l’est des étangs d’Ixelles s’ouvre une courte rue qui se souvient d’avoir été naguère provinciale, et n’a pas totalement renoncé à l’être. Y habite Jacques Lacomblez, peintre et poète, qui a publié récemment Le peu quotidien, En marge de Poisson soluble et Le voyageur immobile. Rencontre dans une maison bourrée de livres (les romantiques allemands, les mystiques persans, les surréalistes, Mallarmé, tout Mallarmé, et plus encore s’il était possible), de milliers de CD, de tableaux, de dessins, de statuettes, de coquillages, de fossiles, d’insectes naturalisés.
Le Carnet et les Instants : Vous avez connu André Breton, et le portrait que vous en faits, lors d’un récent entretien [dans la revue Transit, déc. 2001], s’écarte nettement d’une image souvent reçue : celle d’un pape jaloux de ses prérogatives et porté sur l’excommunication.
Jacques Lacomblez : J’ai gardé le souvenir d’un homme extrêmement séduisant et doté d’une faculté d’écoute incroyable, surtout à l’égard des jeunes. Quand je l’ai rencontré, il m’a aussitôt demandé des nouvelles des surréalistes belges, en particulier de Marcel Lecomte et d’Achille Chavée : il considérait que certains poèmes de ce dernier étaient aussi importants que ceux de Benjamin Péret. Pas un mince hommage ! Mais je ne cache pas que j’ai vu des colères de Breton, car c’était un être passionnel. Des colères et des rires : par exemple aux dépens d’Aragon dont Dali brocardait déjà les envolées staliniennes.
Laissons Breton et parlons de votre double parcours, de peintre et de poète.
Ce double parcours s’est dessiné simultanément : tout de suite, j’ai aussi bien peint qu’écrit. J’ai détruit tous les textes de mes 14-15 ans : il y avait à l’époque un passage obligé par Prévert. Mais j’ai eu la chance de rencontrer à l’athénée des professeurs de français remarquables : dès les petites classes, l’un d’eux nous a donné à lire Rimbaud, bien sûr les textes les plus accessibles. Dans « Le dormeur du val » pourquoi, nous a-t-il demandé, le poète dit-il du cresson qu’il est bleu ? On avait le choix de la réponse : du côté de l’imaginaire, ou du côté de la transformation poétique du réel. Le professeur m’a ouvert une troisième voie : le cresson est bleu, mais le poète est le seul à le voir tel. Plus tard, en découvrant la tradition shiite, je me suis aperçu que, dans la description de la montagne sacrée qui entoure le monde et donne sa couleur à l’aube, bleu est le même mot que vert, l’émeraude est bleue, il n’y a pas de passage du bleu au vert, c’est la même couleur.
J’ai aussi contracté une énorme dette vis-à-vis de mon grand-père maternel, vieux militant ouvrier qui, alors que j’avais huit ans, me lisait Verhaeren, Maeterlinck, Zola, Proudhon, Jaurès, Hugo – ne vous étonnez donc pas si, à la fin de l’école primaire, je réclamais comme livres de prix Leconte de Lisle et Hérédia. Ce gout, ancien, des Parnassiens chez lesquels j’amie cette frappe, ce poids du mot, est peut-être à l’origine de mon amour de Mallarmé : une sorte d’autodéfense contre l’amollissement de la langue et, à l’opposé, le souci de la « minéraliser ».
Parlez-moi de votre découverte et de votre pratique du surréalisme.
Mes premiers textes sont proches du surréalisme automatique, et le hasard continue à jouer sa partie dans mes textes actuels, amis sous une autre forme, que j’appelle « le hasard de l’ascèse ». Par exemple, le poème « Tristan et Iseut » n’utilise que les lettres du titre allemand.
Mais c’est tout le contraire de l’écriture automatique !
Oui, mais en même temps, induit par la contrainte, se produit un choc, imprévu et involontaire, des mots : là joue le hasard. Pensez à la fausse querelle qui a opposé, en musique, John Cage et Boulez. Cage disait : moi, c’est le chaos total, et toi, le structuralisme de plus en plus raffiné. Mais en définitive, à l’oreille, le même résultat sera obtenu.
On trouve un autre exemple de contrainte dans ce que vous appelez votre « anti-journal ».
C’est mon côté féroce. Je me suis imposé d’écrire un poème par jour et j’ai respecté le contrat. Je m’étais soudain trouvé sans mots, je ne pouvais plus écrire. Je me suis dit : ah ! c’est comme ça, eh bien tu feras ta page par jour : c’est devenu le journal de bord d’un capitaine qui n’avait plus de cap.
Néant, absence, désert, silence, disparition, effacement : des mots qu’on lit dans tous vos poèmes. Est-ce que ce sont des panneaux de signalisation qui indiqueraient, je vous cite, le « nord noir des chemins perdus à force de ne pas entendre l’œil invisible des choses s’ouvrir et se fermer » ?
Les mots sont aussi des lieux, et ils ont une double valeur, celle que l’on découvre chez les poètes persans du Moyen Âge : le voile où ce qui est voilé est en même temps désigné par le voile. Pas une ambiguïté, mais une ambivalence. Comme dans l’érotisme ; la mystique persane est à base d’érotisme. Et pour en revenir au « nord noir », il y a peut-être là une définition de mon mysticisme athée. Je suis à la fois ébloui par la spiritualité de Lulle, de François d’Assise, de Ruysbroeck, et foncièrement athée.
Souvent, vos images conjuguent des choses à l’origine contradictoires : voyageur immobile, abîme ascendant. Baudelaire privilégiait cette figure, l’oxymore, conjonction d’oppositions.
Un couple se forme dans mes poèmes : le minéral et la transparence. Il faut faire en sorte que s’étreignent les contraires. On s’entend mal dans un coupe quand 1 + 1 = 2 ; 1 + 1 = 1, c’est la catastrophe ; 2 = 1 et 1, c’est l’étreinte, pas la fusion. Voilà une sorte de garantie de permanence, même si dans mes poèmes se lit aussi la crainte de l’éphémère. Le poème est un acte sacré, il devient une icône refermée sur elle-même, qui garde de ce fait une éternité granitique et ne se révèle que par intermittences. Je pense à mon séjour à Montségur, où j’ai vécu des choses extraordinaires. Le château, ou plutôt le temps, est resté longtemps voilé par la brume. Celle-ci soudain s’est déchirée, un ciel bleu en forme de colombe s’est dessiné au-dessus du temps et j’ai trouvé ensuite, lors de fouilles, une colombe en albâtre. Voilà des signes que je capte.
Ces signes, d’où viennent-ils ?
Nous disposons de beaucoup plus que des facultés communément reconnues. Je crois à la persistance d’une certaine magie universelle, non encore décodée, que certains reçoivent. J’ai vécu deux fois une chose toute simple : entrer dans mon atelier, y trouver une première fois l’ange de l’Annonciation de Fran Angelico, une deuxième fois Schumann étendu sur mon divan, et qui me parlait ; j’étais très angoissé de ne pas l’entendre.
Dans sa préface au Peu quotidien, Jacques Zimmerman écrit que votre poésie est « d’un lyrisme froid ». Vous reconnaissez-vous dans ce jugement ?
Ce que je suis, ce que je dis, c’est moi de toutes façons. Mais il y a chez moi – on le constate dans mon écriture contractée – énormément de réserve et de pudeur. J’ai horreur du débordement de l’échevelé, sauf quand ça souffle comme dans les grands poèmes de Hugo. Un côté un peu glacé se fait jour en même temps que la nostalgie de je ne sais trop quoi, quelque chose comme un paradis perdu. Nostalgie « simultanée » : au moment où on éprouve du plaisir, point la nostalgie de ce qui va cesser. On peut aussi éprouver le regret de ce qu’on n’a pas vécu, et qui devient de ce fait quelque chose de positif : une chose définie plus par son absence (souvenons-nous de Mallarmé) que par sa présence. Ce qui, par exemple, me bouleverse à Pompéi, ce ne sont pas les moulages de corps asphyxiés, c’est l’usure, la trace, l’ornière laissée par les roues des chars. Ma peinture est pleine de traces, et regardez ces collections : gemmes, coquillages, gravures du temps – le dur désir de durer. Le pétrifié, la concrétion : la mort n’y a plus accès.
Pol Charles
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°123 (2002)