Il est rare qu’un poète (encore jeune au demeurant) voie la quasi-intégralité de son œuvre rééditée. Le privilège est d’autant plus étonnant que cette œuvre n’a posé ses premiers jalons qu’il y a tout juste vingt ans. Trop tôt donc pour faire un bilan mais l’occasion est donnée de refaire le parcours.
L’Arbre à paroles a entrepris de republier en deux gros volumes l’œuvre poétique de Brogniet, soit une douzaine de recueils dispersés chez divers éditeurs, depuis Femme obscure paru en 1982 jusqu’à des inédits datant de 2000. Si j’ai bien fait les comptes dans foisonnement, il ne manque à l’appel que Nos lèvres sont politiques (Tétras lyre, 2000) ainsi que Dans la chambre d’écriture et Autoportrait au suaire, datant respectivement de 1997 et 2001 et toujours disponibles à l’Âge d’homme. Tout Brogniet est donc (re)devenu accessible au lecteur qui le souhaite et je signale aux chercheurs que l’œuvre pourrait faire l’objet de quelques belles études, sémantiques notamment, que je ne pourrais ici que brièvement évoquer.
Commençons par un constat statistique : un gros millier de pages en vingt ans ne relève pas d’une surproduction mais témoigne néanmoins d’une sérieuse ténacité et d’une bonne régularité de travail. Sans parler de la densité car tous ces recueils méritent d’être repris et aucun d’entre eux n’a mal vieilli. Au contraire même : une des caractéristiques de cette poésie est de faire vibrer une corde essentielle, intemporelle, qui la remet d’autant mieux à l’actualité que le monde qui l’entoure devient artificiel.
Ce qui est étonnant, chez Brogniet, c’est qu’il a montré dès le premier recueil qu’il était dans le ton. Ne parlons pas d’une forme parfaite mais d’une maitrise d’un vocabulaire et d’un univers très affirmée : il n’y a pas eu de recueil brouillon ou esquisse sur la voie d’un travail qui se serait peaufiné au fil du temps. C’est une lucidité sur son propre travail et une exigence dans la qualité de l’écriture qui ne se démentiront (presque) pas par la suite.
La forme, maintenant. Globalement, elle est très simple : des vers libres, sans ponctuation. Bien sûr, cette forme varie un peu – je voudrais dire : elle ondule – au fil des recueils et des intentions : tantôt plus brève, plus ramassée, tantôt déployée, s’approchant parfois de la prose, se métissant d’interlignes blancs ou jouant de l’espacement, du retrait.
Quoi qu’il en soit, elle demeure d’une extrême fluidité et lorsqu’à certains moments, elle se manifeste de manière plus heurtée ou syncopée, c’est très délibérément et parce que le sens le nécessite. Il n’y a jamais d’effet de style ou de manche, sinon quelques formulations moins heureuses. Une forme terriblement simple, donc, qui a deux revers : le lecteur doit être très attentif car s’il aborde ces poèmes à la même vitesse qu’il parcourt de la prose, il aura l’impression qu’il ne (se) passe rien ; l’auteur doit maintenir son exigence et surveiller les occurrences de son vocabulaire pour ne pas laisser le sentiment de (se) répéter.
Linge, neige
Arrêtons-nous un moment sur ce vocabulaire. À lire Brogniet, on a l’impression qu’il n’utilise que le mot juste, précis. À y regarder de plus près, on s’aperçoit qu’il emploie quasi exclusivement des mots à dénotations multiples ou à sens large (« lumière », « désir », « bleu », « geste », « mémoire », « désordre », « linge »…) et il y aurait de belles études à faire sur les différentes acceptions, selon le contexte, de « beauté », « gouverner », « neige » etc. Il faut ajouter les termes de botanique qui apportent leur touche de couleur ou leur parfum.
Formellement, la poésie de Brogniet s’inscrit à la conjonction de la structure épurée, du mot qui tombe au bon moment et dont le sens déploie des horizons. Une sorte de flux tendu à facettes multiples. Et l’on comprend ainsi que l’auteur puisse tourner et retourner sans cesse dans la même interrogation pour en tirer de nouveaux éclats à la manière dont on fait tourner une pierre taillée à la lumière pour y découvrir de nouveaux reflets.
Dès la page 23, je trouve « Rien ne résoudra jamais / L’absence qui nous hante ». Tout Brogniet est là, dans ces deux lignes qui contiennent la méditation sur soi, le temps qui passe, le manque, le désir et une impossibilité qu’il cherche à battre en brèche en utilisant les armes du vivant, la conscience et la parole, même si parfois la patience cède à l’inquiétude, le désir et l’impuissance. « La poésie de Brogniet est en quête d’une lumière qui accole le cosmique et l’ontologique, confère à l’être le prodigieux sentiment d’être en accointance avec l’univers », note Jalel El Gharbi dans sa postface. La formule est parfaite mais elle est un peu sèche, elle ne dit pas assez combien cette poésie vibre, palpite, tremble, vacille et s’émerveille dans cette quête. Elle ne précise pas non plus qu’entre le cosmique et l’ontologique, on pourrait placer le « météorologique » dans lequel Brogniet puise une grande part de son inspiration ; les « foudre », « lumière », « soleil », « neige » et autres « tempêtes ». « La météorologie gouverne / Ma palette aux tons différents » (I, p. 342). Enfin, El Gharbi pointe avec justesse ce « sentiment d’accointance » sur lequel se joue tout le fond de cette poésie. En effet, le sentiment varie selon le moment et l’heure, l’humeur, et influence la perception de cet accord avec le monde, ce qui amène tantôt la révolte (« Je parle à partir d’une catastrophe latente », II, p. 152) tantôt le simple constat (« Notre évidence est convulsive », I, p. 37). Qu’on comprenne bien : il n’y a pas, chez Brogniet, d’expression d’états d’âme ou d’une mélancolie romantique mais une interrogation fondamentale qui se fait un devoir de mobiliser la conscience et de la porte toujours plus aiguë, plus vigilante mais par là même provoque sa déchirure d’avec un monde qui reste obscur. Et la blessure va grandissant quand il s’aperçoit qu’il a beau créer, l’âge gagne et la fin approche, les mots n’ont pas de prise sur le monde, ils n’ont de valeur incantatoire que pour soi-même. Pathétique destin qui, repoussant pourtant au plus loin ses limites, ne peut que constater : « Nous voudrions. // Mais l’impuissance préside seule et veille » (I, p. 114). Et il faut voir encore, dans l’usage récurrent de mots comme « traverser », « transparence », « transfigurer », à quel point l’auteur s’avoue, a contrario, personne déplacée.
Lumière des peintres
En simplifiant, je dirais qu’au fil des recueils, Brogniet s’est d’abord penché sur sa propre vie dont cette Femme obscure (1982) est la métaphore, puis sur le monde extérieur (Terres signalées, 1984) et ensuite aux (im)possibilités d’interactions entre soi et le monde (Le feu gouverne, 1986). Après quoi, il a curieusement passé une demi-douzaine d’années et presque autant de recueils au voisinage des peintres. J’écris « curieusement » car, à mon sens, la poésie de Brogniet doit tout au langage et rien à l’image mais il est vrai que cette attention particulière à la lumière qui le caractérise ne pouvait pas ne pas l’amener à s’intéresser à la peinture. Il pénètre ainsi les jardins de Monet, visite la palette abrupte de Nicolas de Staël ou les « visages clos » de Modigliani et rencontre les songes de Chagall, entre autres. Mais il affronte aussi les paysages d’Irlande ou des Asturies. Après, on sent que la beauté palpite, que l’amour va et vient que l’expérience amène à réinterroger les mots tout en continuant à se coltiner le réel et à plier sous le doute (j’aménage la citation, voir II, p. 164) quand « la beauté et l’ordure coexistent » (II, p. 187).
La fin du deuxième volume fait un bond de quatre ans (qui enjambent les deux recueils mentionnés à L’âge d’homme) pour nous livrer un lot d’inédits d’une forme inhabituelle, beaucoup plus longue, et au contenu acide, déroutant. Du poème genre road movie jazzy au souvenir (quoi ? élégiaque ?) d’une jeunesse enfuie en passant par le poème de circonstance en hommage à Max Pol Fouchet, Brogniet s’exprime avec une hargne inhabituelle et incruste dans son discours des formules piquées dans la rue ou des citations recueillies au café du Commerce.
Une parenthèse, peut-être, car il réapparait au meilleur de lui-même dans Mémoire aux mains nues, nouveau livre dans lequel la révolte se tisse subtilement d’une lecture de Sade, la mémoire se revisite pour se faire tour à tour sage et amoureuse et la parole retrouve un pouvoir incantatoire qui fait frémir. Certes, « la beauté, définitivement, […] échappe » (p. 71) mais au moins a-t-elle pu être nommée. Et « l’enchantement surgira / D’une pierre brisée » (p. 74). La promesse reste entière.
Jack Keguenne
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°122 (2002)