Éric Clémens : L’intempérance

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Éric Clémens

Éric Clémens est poète et professeur de philosophie. Nous l’avons invité à nous faire part de ses réflexions sur le thème de notre dossier : le temps d’écrire, un temps volé à la sociabilité ? Peut-être son texte sera-t-il le début d’une série où d’autres écrivains nous feront savoir comment ils prennent leur temps.

Écrire rend impossible le métier d’écrivain. Comment le définirait-on ? Salarié de quel travail ? Le temps d’écrire n’est jamais rémunéré comme le serait un temps de travail. J’écris toujours par ailleurs. Cet ailleurs de l’écriture est moins un espace – je peux écrire n’importe où – qu’un temps hors temps – je ne peux écrire qu’à condition d’avoir épuisé mon temps de travail et abandonné mon temps de loisir. Écrire, tout simplement, ne se fait qu’en dehors du temps économique, social ou familial. Rien d’inquiétant ou d’héroïque, mais cela exige un peu d’obstination.

Et d’explication. De complication. Le monde de la réalité – c’est-à-dire du sens commun symboliquement imaginé et organisé – ne peut par définition assigner une valeur mesurable à ce hors-temps de l’écriture.

Du reste, quand la société, en fait quelques petits maitres au pouvoir, salaire des écrivains, elle les asservit en même temps.

Ni par hasard, ni par inadvertance. Écrire rencontre l’opposition du temps social pour une raison radicale : l’écriture touche à la langue. Car toucher à la langue, au creuset du bien commun par excellence, son sens communicable, ne peut que forcer l’écart. Logique. Le lien social se noue en fonction du bien commun qui est fixé par l’interdit : ce qui est dit contre (à commencer par l’inceste) permet ce qui est dit entre (les membres du groupe), permet l’interaction, l’échange, le commerce. Interdire le mal, c’est faire la loi, fonder le langage depuis le sens, la société depuis la valeur (morale, marchande et à présent spectaculaire), le monde depuis la réalité dite. Interdire le temps d’écrire en tant que temps social, c’est donc interdire le temps de dire le mal.

Ce procès ne s’arrête jamais. Retour à l’envoyeur. Le contretemps à l’écriture excite le contretemps de l’écriture qui le provoque. D’où la force des langues qui écrivent l’insupportable de l’interdit, de Sade (face à l’interdit de toucher à la propriété familiale, l’inconvenance des corps sexués) à Soljenitsyne (face à l’interdit de toucher à la totalité étatique, la singularité d’un corps parlant), exemples flagrants parce qu’ils intervenaient dans des périodes de « révolution », de « nouvelles associations » de sens. Mais l’attaque du symbolique est inhérente à quiconque s’acharne à trouver sa langue, à ne plus en user, à se trouver en abuser. L’éthique du sujet de l’écriture : ne cède pas sur ton désir de contretemps. Fût-ce au prix de la mort sociale, qui apparait par contrecoup comme l’envers d’une vitalité trouée d’angoisse.

Beaucoup s’en sortent avec schizophrénie : le vécu, l’écriture, sans rapport. Façon de renoncer à la rage, rentrer dans le rang. Devenir écrivain. Tout écrivain est à gage, sinon engagé, au langage accommodé. On connait bien cette petite société : nul n’est reconnu écrivain s’il ne participe à son ordre. À sa communauté très possible. Mais l’écrivain est celui qui n’écrit plus. Au mieux parce qu’il est mort et que la socialité (journalistique, universitaire, philosophique, psychanalytique etc.) l’a traduit : a réduit son langage au (nouveau) sens commun. Le contretemps ne peut ouvrir que des contresens.

Écrire n’est cependant pas qu’un contre. Ça fait plus depuis un excès du sujet criblé : un geste qui ne cède pas sur son contretemps pour ne pas céder sur sa langue. Ça surgit d’un récit déplacé, d’une défiguration sensible, d’un rythme inouï : de ce qui fait obstacle et énigme. Ça s’affronte toujours à l’impossible à lier, à associer, à tempérer : la jouissance, la mort, la naissance. Intempestif parce que ça touche à l’intempérance : à l’excès du réel dans les langues que le langage socialisé contient, mais ne peut annuler sans disparaitre lui-même. (Démocratie signifie d’abord ce contretemps laissé à la libre égalité, donc au conflit, où les femmes et les hommes tout à coup deviennent instituants).

Aujourd’hui, l’écriture apparait plus que jamais hors-jeu. Car le sens tend à se retirer même de la langue (tout le monde peut tout dire, mais sait de moins en moins parler, et d’abord lire et écrire) : ce qui fait lien n’est quasiment plus que le médium visuel. Interrompre le défilé (télé)visuel, l’insignifiance qu’il installe, pour mettre en jeu les signifiances, le jeu du sens et de l’hors-sens, sans lesquels aucun sujet n’existe et aucun peuple n’a d’histoire, voilà le contretemps de l’intempérance, notre maintenant.

Éric Clémens


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°78 (1993)