
Éric Clemens
Les textes de philosophes sur la littérature sont rares. Écrivain et philosophe, Éric Clémens vient de publier, chez Albin Michel, un livre intitulé La fiction et l’apparaitre, qui tente d’unifier par leurs enjeux l’expérience littéraire et l’expérience philosophique. Un entretien avec l’auteur s’imposait, pour approcher une pensée passionnante mais exigeante.
Le Carnet et les Instants : D’où vient que la fiction s’impose comme une question philosophique ?
Éric Clémens : D’une part, la philosophie a rejeté la fiction au nom de la raison, mais d’autres part elle en a fait le centre de sa réflexion, puisqu’à partir de Descartes et de Hobbes, la fiction, celle du malin génie ou celle du pacte social par exemple, hante ses commencements. Ce qui signifie que le fondement de toute réalité devient l’invention humaine : un auto-fondement. Et dès lors la fiction apparait à la fois comme ce que la philosophie rejette et ce qui occupe son centre, mais d’une façon qui a entrainé un idéalisme subjectif, son dérapage moderne. Un de mes enjeux apparait ainsi : éviter le piège qui consiste à croire que la fiction peut remplacer la réalité, mais aussi le piège inverse qui consiste à croire qu’on peut accéder à la réalité, mieux au phénomène, au monde apparaissant, sans façonner notre rapport au monde, c’est-à-dire sans fiction.
Votre livre parcourt la philosophie et la littérature, mais aussi fait des détours à travers les sciences…
Ces détours sont motivés par les enjeux et la construction du livre en deux parties autour de ses deux objectifs : la langue et la fiction. La première ne pouvait pas être menée en se coupant des recherches foisonnantes sur le langage : psychanalytiques, linguistiques, et aussi paléontologiques ou biologiques. Mais j’essaie aussi de dépasser cette approche classique, car il y a, à travers elle, comme l’expérience d’un échec qui incite au passage à la fiction.
Vous isolez cependant des traits constitutifs de la langue : la vocalité, la dialogicité et la signifiance.
Je rassemble derrière ces trois traits, d’ailleurs ramifiés, ce qui permettrait le mieux de « constituer » la langue, avec cette différence que ces constituants ne suffisent jamais à expliquer sa genèse même. En effet, si la genèse les fait paraitre, on ne peut justement pas dire qu’elle se produit à partir d’eux. Le plus frappant dans Leroi-Gourhan, par exemple, c’est que, quand il recherche les traces de l’hominisation dans la préhistoire, il remarque que tous les traits humains apparaissent simultanément. Ils président à la naissance du langage et en même temps en dépendent. Une multiplicité instantanée d’éléments sont là d’emblée, rituels mortuaires, outils, dessins, partages sexuels et sociaux, on y décèle d’emblée toutes les dimensions du symbolique en général et on ne peut pas isoler un élément qui engendrerait les autres. Ce n’est donc que dans une sorte d’inscription génétique et d’invention génésique, dans la fiction du dire que je tente autour du cri et des langues, qu’on peut commencer à montrer le phénomène de l’apparition, de l’apparaitre du langage tel qu’il se refait tout le temps. Mais dire qu’à la genèse de la langue, il y a les langues, parait évidemment une absurdité. Sauf que l’absurdité montre bien la difficulté où nous nous trouvons de penser la genèse et empêche qu’un élément soit donné en premier. Un creuset de sensations-symbolisations, que j’appelle les langues, est en formation et en même temps ne surgit que de cris qui les différencient, qui les trient et qui les rassemblent en même temps, selon un processus écrit dans un déroulement fictif et non chronologique ou logique. Cela montre bien qu’il faut passer à autre chose qu’un discours métaphysique qui dit ce qui est premier, la poule ou l’œuf, l’idée ou la matière, toute l’impasse du dualisme, de la représentation qui isole un terme pour en déduire tout. Et cette expérience de la multiplicité nous introduit déjà dans ce qui est l’expérience de la littérature, car tout écrivain ne sait-il pas qu’il y a un foisonnement dans lequel il se découvre et que la tension du cri et des langues force la genèse même de la littérature, qui est d’abord régénération du langage ?
Dans la deuxième partie, vous dites que la formation de la fiction met en jeu la figuration, le rythme, la narration. En quoi ces traits permettent-ils une nouvelle pensée de la fiction ?
La fiction façonne un autre rapport au monde. J’ai dès lors cherché une autre façon de penser les générateurs de la fiction, que sont à coup sûr la figuration, le rythme et la narration, grâce à deux contre-générateurs, la destruction et l’impossible. D’abord, il n’y a pas de fiction marquante qui ne détruise des représentations données, des formes usées. Et en même temps à partir de cette destruction a lieu une formation qui cherche à figurer, à rythmer, à narrer. Mais qui ne le fait qu’en s’affrontant à l’impossible. Que dire de « l’impossible » ? Qu’il apparait comme ce qui échappe à la représentation. Un écrivain qui ne cherche à dire que ce qu’il sait et se représente bien, nous ennuiera et ne transmettra que les clichés d’une vie prévisible, adapté, sans négativité. Or ce sont les ratés de l’adaptation animale, conforme à la nature, qui forcent la naissance de l’être humain, et ce sont les ratés d’une représentation usuelle, conforme à la société, qui entrainent nos erreurs et nos inventions. Toute la fiction, dans son ambivalence et la liberté de son ouverture, apparait dans cet affrontement au plus radical, au plus joyeux et au plus tragique, au réel, au sens de Lacan, l’impossible à dire de la mort et de la jouissance. Et de la naissance.
À partir de là, vous proposez une autre approche de la littérature ?
Quelle fiction peut se contenter de mettre en place une image ou un personnage, une cadence ou un récit ? Écrire, lire, c’est au contraire inventer une autre figuration, donc un autre rapport à l’espace et aux formes, qui passe par les figures de la langue ; une autre façon de rythmer, donc un autre rapport gestuel ou vocal au temps dans notre corps ; c’est enfin inventer une autre façon de rapporter les actions, les rencontres entre sujets et événements depuis les langues qui les portent, ce qui implique tout autre chose qu’un récit chronologique, dont la logique répondrait aux lois du vraisemblable. Bien sûr, tout cela doit communiquer et on ne peut pas écrire un texte qui s’identifie au chaos en gestation de notre rapport au monde. Mais outre que certaines œuvres parmi les plus passionnantes (Joyce, Artaud, Faulkner, Lowry…) se sont approchée de ce vide et de ce magma, autres noms de l’impossible, même dans les œuvres qui jouent le jeu de a représentation et du récit, ça ne joue jamais de façon aussi simple qu’on se l’imagine et qu’on se le raconte après. Dès qu’une œuvre outrepasse son époque, ses modes, elle ne suit précisément plus le code des représentations. L’exemple de Kafka est patent. Une représentation de Joseph K., le sujet du Procès, cela échappe complètement. Aucune image de personnage n’est donnée dans cette narration, mais une figuration, c’est-à-dire que Kafka est tout le temps en train de façonner, depuis les langues qui le traversent, un personnage qui se cherche comme personnage, dont la figure, s’il y en a une, est une figure plus abstraite que psychologique, plus erratique que dessinée, qui nous laisse cependant avec une sensation beaucoup plus puissante que s’il nous avait décrit un personnage typé. Et pourquoi, sinon parce qu’il décrit la destruction de toute identité imaginaire et qu’il s’affronte à la tragédie de l’impossible du juste…
Joseph Duhamel
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°81 (1994)