Le fantastique est sans doute indissociable de l’image qu’on se fait des lettres belges, même si le lien établi traditionnellement entre ces deux termes est considéré autrement aujourd’hui. L’accent est à nouveau mis sur cette part non négligeable de notre littérature : en témoignent deux livres de Thomas Owen, un numéro de la revue Textyles et une nouvelle exposition de la section enseignement.
Une exposition destinée à être utilisée par les enseignants n’a pas pour objet de proposer des perspectives nouvelles ou de redécouvrir des auteurs oubliés. Elle tente plutôt de faire le point, d’une part, sur la définition et la délimitation du « genre » (ce terme est le premier point d’achoppement des théoriciens) et, d’autre part, sur la façon dont les fantastiques ont été illustrés par les écrivains belges.
Les fantastiques, parce que, au long d’un siècle d’histoire en Belgique, la littérature de l’étrange a pris des formes variées et, surtout, s’est appuyée sur des postulats fort différents, que ce soit dans le chef des écrivains ou dans l’opinion des critiques. Il n’y a sans doute pas autant de fantastiques que d’écrivains réputés tels, mais force est de constater qu’une coloration propre à chaque auteur permet peut-être de percevoir des parentés mais sûrement pas de dégager des écoles. Si ce fait est inconfortable pour l’historien de la littérature, il offre à l’enseignant la possibilité de montrer la richesse et la variété de ces textes.
L’exposition met d’abord en exergue quelques caractéristiques des œuvres considérées comme fantastiques. Première constatation, les théoriciens belges (J. Finné, P. Yerlès, M. Lits, J. Carion, J.-B. Baronian) se révèlent plus attentifs que d’autres à la littéralité du texte, toutes époques et tous « styles » confondus, et par là même plus efficients pour dévoiler le mystère de cette littérature. À partir de leurs analyses, ont donc été mis en évidence un certain nombre de concepts, de mots-clés : intention fantastique, ambiguïté, hésitation et explication, frontières (fluctuantes), malaise et peur, transgression des limites, ainsi que des aspects stylistiques. Les textes théoriques alternent avec les extraits de fiction et les illustrations tirées de la peinture et du dessin, du cinéma et de la bande dessinée.
Le 19e siècle en Belgique, s’il ne produit pas d’œuvres proprement fantastiques, révèle cependant déjà une exploitation du merveilleux et du folklore, influencée par le romantisme, prolongée par le symbolisme, autant qu’une veine réaliste où l’hyperbole prend souvent des aspects de l’étrange. On retrouve dans cette section les noms de La Garde, De Coster, Lemonnier, Eekhoud, Rodenbach, Van Lerberghe, Maeterlinck et Rosny.
Les années 1920 voient le développement de cette littérature déjà annoncée, la décennie précédente, par Frans Hellens autour de qui se constitue le « fantastique réel ». Plus ou moins proches de cette philosophie, sont évoqués Poulet, Thiry, Ghelderode, Prévot et Vaes. Une autre manière de percevoir l’étrange se dessine, elle, autour de celui qui apparait comme un des maitres mondiaux du genre, Jean Ray. Complice de Steeman – qu’il place en exergue à Malpertuis – et patronnant Owen, il sera à l’origine du phénomène éditorial Marabout et du prix qui porte son nom. Des auteurs féminins, Anne Richter, Monique Watteau, Marie-Thérèse Bodart, ont également parcouru les sentiers du mystère.
Contemporain, le fantastique se fait insolite, noir, teinté d’humour grinçant, critique, comme le montrent les Mariën, Muno, Sternberg, Compère, Baronian. La toute jeune génération, Dartevelle, Le Bussy, joue quant à elle sur l’hybridation des genres, science-fiction et fantastique s’interpénètrent largement.
Cette exposition fait suite à Noires enquêtes criminelles et trouve comme celle-ci une utilisation privilégiée en milieu scolaire. Elle sera disponible à partir de la mi-octobre.
Joseph Duhamel et Danny Hesse
Le passé présent de Thomas Owen
Thomas OWEN, La Ténèbre, Claude Lefrancq
Thomas OWEN, Œuvres complètes, t., Claude Lefrancq
Claude Lefrancq, qui entreprend de republier des auteurs négligés par ailleurs, édite conjointement le tome 1 des Œuvres complètes de Thomas Owen et ses plus récents contes fantastiques.
Owen n’a pas perdu le gout d’arpenter les chemins étrangers. Son recueil, La Ténèbre, reprenant des textes écrits entre 88 et 93, s’inscrit certainement dans sa meilleure veine fantastique. On y retrouve une manière de résumé de tous les sentiers de traverse qu’il a parcourus. Le quotidien le plus banal devient inquiétant et le mystère entrevu peut subsister et nous laisser perplexe face à ce que masque la réalité. Ou alors, l’étrangeté se dissipe et trouve une explication prosaïque, mais l’interrogation demeure cependant devant les ruses qu’emprunte le réel pour forcer à dévoiler ce qu’on voudrait taire. Ainsi dans Le congrès de Prague, le professeur Penderton se voit obligé d’avouer à sa femme une aventure extra-conjugale ; son épouse en a été alertée par un télégramme d’un collègue masculin au nom à consonance féminine qui remerciait le professeur de la merveilleuse nuit… de discussion passée ensemble. Ironie, humour sont indissociables du mystère. À épingler encore, La rainette, sans doute un des meilleurs contes, où tout est affaire de métaphore.
Le tome I des Œuvres complètes fait la part belle aux textes policiers, puisque c’est ainsi que Gérard Bertot est entré en littérature. Dans le premier roman, Thomas Owen est… l’enquêteur, qui décide par après de se consacrer à la littérature et au crime. Mais petit à petit l’étrange se fait plus insistant et l’explication débouche sur des sphères où plus rien n’est clair. S’ouvre alors l’entrée des Chemins étranges et de La cave aux crapauds.
Joseph Duhamel
Fantastiqueurs
« Fantastiqueurs », Textyles n°10, 1993
Consacrer un numéro de Textyles à ce qui est considéré comme un fleuron de la littérature belge ne va pas sans poser problème. Car comme l’écrit d’abord Marc Lits, responsable du dossier, le fantastique existe-t-il ? Et d’épingler les citations les plus contradictoires et les essais de synthèse les plus complexes. Ensuite, si la Belgique est une terre de fantastiqueurs, quel sens donner à cette prolifération dans nos contrées ? Est-ce une difficulté de confronter le réel à l’histoire, le signe d’une « volonté d’écrivains marginalisés dans leur époque, leur pays, leur langue, leur statut social, de se replier vers un ailleurs vague, inquiétant peut-être, mais préférable au constat de leur non existence » ? Ou le signe de la double appartenance communautaire des auteurs ou encore d’un climat culturel particulier, Marc Lits ne tranche pas mais estime qu’il n’est pas inutile d’aller voir dans les textes eux-mêmes de quoi ce fantastique est fait. Les articles composant le dossier sont donc avant tout des analyses précises des œuvres de quelques-uns des auteurs les plus représentatifs : Ray, Ghelderode, Bodart, Prévot, Richter, Muno, Compère, mais aussi Hergé et E. P. Jacobs.
Joseph Duhamel
Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°84 (1994)