Fernand Verhesen : L’instant, la nuit et le siècle

fernand verhesen

Fernand Verhesen

L’occasion de la parution d’un nouveau recueil de poèmes, L’instant de présence, nous a paru belle à saisir pour faire le portrait d’un homme discret mais attentif, Fernand Verhesen, dont l’œuvre considérable n’a pas été que de création, mais aussi de traductions, d’analyses et de partages. Par-delà la poésie, Verhesen témoigne essentiellement d’un engagement pour l’humain.

Fernand Verhesen est né en 1913 à Bruxelles. C’est dire qu’à peu de chose près, il a bouclé le siècle et son activité vigilante a été particulièrement prolixe. Comme nous le confirme Philippe Jones, il a fait « un emploi admirable de son temps« . Car, de prime abord, on est plutôt abasourdi par l’œuvre de Fernand Verhesen qui impressionne autant par la quantité de publications que par la qualité que celles-ci recèlent – une qualité qui se manifeste aussi bien dans un brassage encyclopédique des informations et des lectures que dans une acuité d’analyse qui s’avère intellectuellement des plus réjouissantes pour le lecteur. Il faut se rendre compte – mais il est improbable d’assumer tout cela en un court article – que sa bibliographie, recensant recueils, articles et traductions, fait plus de trente pages, depuis les premières publications, à la fin de années ’30 jusqu’à cet automne.

Face à un tel corpus, les éclairages de l’auteur auraient sans doute permis un débroussaillage amenant à pointer l’essentiel dans cette « curiosité énorme » d’un « homme passionné par ce qui se passe autour de lui » (Jones), mais, par égard pour son état de santé, je n’ai pas dérangé Fernand Verhesen et j’ai plutôt cherché à synthétiser son parcours à travers ses propres mots.

Donnons-en les grandes lignes, avant d’essayer d’en préciser la quintessence. Dès avant la Deuxième Guerre, Verhesen participe activement au Journal des Poètes. Ensuite, il est une des chevilles ouvrières de ce qui, sous l’impulsion d’Arthur Haulot (alors Commissaire général au Tourisme), sera d’abord les Rencontres Européennes de Poésie de Knokke dont le succès conduira à la création des Biennales de Poésie (qui se tiennent désormais à Liège, problèmes communautaires obligent). Il crée aussi les éditions Le Cormier, au départ d’un désir artisanal ; il a une presse chez lui et l’envie de diffuser des poèmes – « un plaisir d’imprimer lui-même » (Jones). A cela s’ajoute un engagement humain, dans une époque marquée par les troubles, notamment la Guerre d’Espagne, qui le pousse à traduire les poètes espagnols et hispano-américains. « Sa révolte contre toute injustice attirait son attention vers la littérature espagnole. Puis ce qu’il découvrait dans cette littérature, qui n’était pas simple littérature, mais engagement, de l’œuvre dans la vie et de la vie dans l’œuvre, a fortement joué. C’est une attitude par rapport à la vie et par rapport à la création que je qualifierais d’intégrité complète, radicale. Une révolte contre l’injustice attirait son attention vers la littérature espagnole » (Pierre-Yves Soucy). J’y reviendrai. Enfin, il faut aussi mentionner que Verhesen crée le Centre International d’Etudes Poétiques et le Courrier, périodique à travers lequel « il cherche à connaître l’homme, non par des rencontres directes, mais à travers l’œuvre – d’où de nombreuses correspondances volumineuses, d’une richesse incroyable » (Soucy).

Quand on sait qu’il a bien fallu que Verhesen vive – il a été professeur de français en athénée et a refusé une place à l’ULB vu le carriérisme qui y régnait – on pourrait se dire que tout ceci lui eût suffi. Rien n’a toutefois arrêté sa « grande élévation d’esprit » et « sa curiosité énorme » (Jones), il poursuit « sa soif de connaître et de contribuer à faire découvrir les auteurs importants » (Soucy). Ainsi, sans doute pourrait-on dire que Roberto Juarroz ou Octavio Paz, pour ne citer que ces deux exemples, doivent l’essentiel, dans l’accueil qui leur est fait en français, à Fernand Verhesen. Mais ce serait incomplet car Verhesen prolonge l’analyse de la genèse de ces œuvres aussi bien que de leurs traductions dans le cadre d’une anthropologie poétique qui interroge l’épistémologie d’une tradition hispanique (pour laquelle on notera qu’il prend fait et cause pour une tradition issue des civilisations précortésiennes versus l’apport colonial espagnol). Tant dans ses traductions que dans ses poèmes ou dans sa conception de la vie, il y a, chez Verhesen, quelque chose qui porte l’humain vers sa clarté, vers sa transcendance ou ses hauteurs (cf. sa prédilection pour les Poésies verticales de Juarroz). A le lire, on a l’impression qu’avant même qu’un problème se pose, il en a cherché la réponse en termes d’émancipation, n’envisageant la poésie que dans une « très étroite connexion avec l’éthique » (Propositions, p. 63). Pour lui, « toute poésie authentique est, nécessairement, connaissance naturelle du monde et du moi » (Prop., p. 9), une connaissance naturelle que Verhesen alimente d’une vaste culture avec « une rigueur absolue et une honnêteté totale » (Jones).

Bibelots et cosmos

Mais qu’en est-il de sa conception du poème ? « Au fond, il y a deux sortes de poésie. La première traduit dans les canons culturels et quelles que soient leur variabilité, leur mouvance relative, les données signalétiques d’un comportement individuel (la poésie petite-bourgeoise des fabricants de bibelots). L’autre transcende les codes et les normes, est branchée comme naturellement sur les mouvements humains et cosmiques les plus fondamentaux encore qu’indiscernables pour qui ne peut, tant par l’intelligence que par l’intuition, en saisir la violence, le murmure, les profondeurs désordonnées, les mystérieuses rigueurs. […] C’est dire qu’elle met l’homme en jeu, dans toutes les acceptions du mot. Elle l’implique essentiellement. » (Prop., p. 288). On le comprend, il ne s’attarde pas sur les bibelots et, dès 1951, il a défini le poème « comme une structure relationnelle » (Prop., p. 330). A ses yeux, la poésie est, à la fois, la forme et l’expression la plus élaborée de l’articulation de l’homme dans son rapport avec  la  réalité et avec ses mythes, que ceux-ci émergent de la tradition ou qu’ils lui soient personnels. De la sorte, la poésie propose « bien plus qu’une expérience sur le langage » et devient « une méthode exploratoire singulièrement efficace […] des régions où l’homme et le monde découvrent leur originelle et imprévisible unité » (Prop., p. 251).

Et cette considération de la poésie n’est pas aussi anodine qu’il apparaît de premier abord. En effet, il ne faudrait pas imaginer que Verhesen n’est pas requis par les expériences sur le langage, ni qu’il les trie en fonction des écoles ; au contraire, elles sont pour lui, à la fois, le moteur et la réflexion de l’homme prisonnier de sa condition : « Le langage, quel qu’il soit, apparaît de toute évidence comme le seul témoin possible de la présence de cet homme qui s’interroge » (Prop., p. 37). Mais il y a l’impératif de cette présence à l’interrogation et il faut que le poème donné à lire juxtapose les exigences – de langage, d’évidence, de présence et d’interrogation. Et que ce soit dans le tumulte ou la sérénité, que le poème se manifeste comme une réalité humaine aux prises avec les événements. Par ailleurs, il faut noter que Verhesen parle d’une unité de l’homme et du monde. S’il ne va pas jusqu’à évoquer ouvertement une action réciproque, il réfute néanmoins toute forme de transcendance (même si le poème peut quelquefois en donner elliptiquement l’apparence) au profit d’une immanence au sein de laquelle jouent les contingences qui, pour une large part, peuvent être dirigées et assumées par la responsabilité qu’on en prend. L’homme – ou le poète – est sommé, dans le même temps, de chercher et de consentir. Entre le Verhesen analysant la poésie et le Verhesen écrivant de la poésie, on voit se dessiner une philosophie qui considère la vie humaine comme un intense exercice de l’immanence dans lequel la fragilité de la vie n’est pas en butte aux forces cosmiques, mais, au contraire, par le biais duquel – cet exercice n’étant autre qu’une fondamentale présence – l’homme s’accorde et se met en phase avec les éléments. Cela se remarque dans l’attention que Verhesen donne aux instants, aux clartés ou à  la nuit, pour ne prendre que ces exemples (flagrants dans ses titres), en ceci qu’ils sont des franges, des marges ou des passages qui permettent, dans le souci éthique de soi-même et de l’humain, de s’harmoniser avec le monde. Il n’y a pas, chez Verhesen, un engagement politique – qui limiterait l’homme aux affaires de la cité – pas plus qu’il n’y a une tentative de théoriser la poésie – qui conditionnerait ses possibilités – mais un souci de mettre les choses sous tension pour générer un inachèvement continu, une manière de (se) découvrir sans cesse dans le différent et dans le semblable, mais aussi de faire de chaque instant de la vie et de chaque poème un moment inaugural.

Ce moment originel est  l’œuvre de l’homme, mais, puisque nous sommes dans la littérature, il s’opère aussi par la transmission – l’ouverture sur l’inconnu, pour évoquer René Char souvent cité par Verhesen – d’une langue à l’autre. A cet égard, le travail de traducteur assumé par Verhesen est considérable. « Un de ses premiers livres a été fait en collaboration avec Octavio Paz et concerne la traduction de poètes espagnols engagés dans la guerre civile. Ce n’est pas un hasard » (Soucy). Vraisemblablement, il y a, chez Verhesen, le souci de réparer une injustice, une volonté active de faire circuler une parole brimée par la dictature. Ce n’est peut-être pas tant une attitude politique (quoique ceci ne soit que mon interprétation) qu’un engagement éthique (une fois encore, il faut le souligner) du même ordre que celui qui lui fait nier l’héritage de la tradition (dans un article où il accorde sa pensée à celle de Paz) lorsque cette tradition « ne véhicule que des formes vides ne requérant guère plus qu’une adhésion passive » (Prop. p. 244). A cet égard, s’opposer à la tradition, lorsqu’elle est sclérosée (comme ce fut le cas en espagnol) soit par la religion, soit par le pouvoir, en proposant une création nouvelle, revient à lui offrir une continuité – de la même manière qu’un gant retourné présente toujours la forme de la main.

L’éclairage des mots

Au-delà de l’engagement que je viens de mentionner, le travail de traducteur ramène essentiellement à une réflexion sur la langue et sur son usage. Toujours, Verhesen questionne et ne cesse de remettre son ouvrage sur le métier : ainsi montre-t-il comment il œuvre au sein des « machinations de l’ambiguïté » pour reprendre et peaufiner une traduction. Mais aussi, il n’hésite pas, sinon à se mettre en danger, en tout cas à affronter l’inconnu : « J’ai choisi de traduire des poètes extrêmement différents les uns des autres, et de moi-même » (A la lisière des mots, p. 24). Et lorsqu’il  ajoute « la qualité du traducteur tient à la justesse avec laquelle il transpose les variables dues au fait qu’il ne connaît pas ce dont parle le poète, mais seulement ce qu’il en dit » (A la lisière, p. 20), on voit clairement qu’il y a l’importance d’un travail sur le langage, mais surtout qu’il y a cette exigence de l’immanence qui presse à se porter en communauté d’intention avec l’auteur et à l’inaugurer dans une autre langue – toute transcription littérale n’étant, bien sûr, qu’une vue de l’esprit ; elle dénaturerait le poème.

Il faut noter encore que Verhesen souhaite « que le traducteur soit, d’abord, prudemment herméneute » (A la lisière, p. 19). « Prudemment », car il ne cherche en aucun cas à mystifier ou à rajouter des mystères là où il n’y a qu’un ordre cosmique. Mais néanmoins « herméneute », comme doit  l’être le poète (il rappelle la « lumière mentale » de René Char) chargé de laisser advenir ce qui parle en lui en jetant l’éclairage des mots, mais aussi comme doit l’être le commun des hommes (il y a ici une forme douce de l’injonction) de prendre en charge le décryptage de leurs destinées.

Reste à dire quelques mots de Verhesen poète, car si ces écrits, disons, théoriques valent par leur fervente pénétration, il n’en reste pas moins que c’est dans ses poèmes qu’il exprime le plus clairement sa pratique et expose son engagement, si ce n’est, oserais-je le formuler ainsi, ses objectifs… Non pas tant qu’il soit question d’un programme, mais plutôt d’une position qu’il s’agirait d’atteindre, de conquérir ou d’investir et à partir de laquelle l’homme s’exprimerait pleinement et les choses arriveraient naturellement. Sous cet aspect, Verhesen a quelque chose de grec – il est, soulignons-le, profondément héraclitéen – et il travaille au point d’équilibre, soucieux de piéger le kairos, ce moment opportun durant lequel les choses se mettent en place. Dans L’instant de présence, on lit : « Aimantés les mots oscillent dans le souffle et sans s’égarer aux frontières résolvent dans l’intervalle, pour un instant, ce qui jamais ne s’épuise. » A mes yeux, tout Verhesen tient dans ces quelques mots : l’oscillation de la parole, c’est-à-dire son balancement dans le spectre de ce qui s’énonce ; un rapport au souffle, donc une référence au vivant, et même au vivant en train d’accomplir quelque chose (ou de s’accomplir) ; un passage sans encombre des frontières (qui sont plutôt celles que nous aurions dans la tête que celles qui sont marquées par des douanes) et un cheminement précis ; une résolution dans l’intervalle (marque d’espace) précisée par l’instant (marque de temps) qui signalent combien les mots évoqués percent une trouée dans le réel pour aboutir à une éternité inépuisable. Aussitôt pensé ou aussitôt inscrit, mot ou poème, l’éphémère devient durable ; il n’est pas seulement le véhicule d’un passage, il instaure une passation. On lit encore : « Pas d’autre issue dans le tissu du monde que le sentier ténu vers peu de chose, mais sans entrave d’attente. L’immédiat saisi à la chaude surface apparue. » C’est que tout se joue dans la fragilité, dans une observation aiguë ; la présence doit demeurer aux aguets, même si ce qui se gagne ainsi n’apporte que « peu de chose » – la pensée trouvera moyen de s’en réjouir.

Comme le remarque Pierre-Yves Soucy, Verhesen n’a « véritablement vécu que de ses engagements » et « tout ce qui relève du domaine de la pensée et de la création ne le laisse jamais indifférent« . Philippe Jones, lui, le considère comme « un des hommes les plus intelligents qu’il ait côtoyés« . Il nous reste à creuser l’œuvre de Fernand Verhesen et à trouver « l’insaisissable réel où la vie s’accomplit » (Nulle part, ici, p. 45).

Jack Keguenne


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°148 (2007)