Sous le titre Der Wert des Menschen (La valeur de l’homme), les éditions munichoises Antje Kunstmann ont publié durant l’automne 2000 la traduction allemande de La question humaine de François Emmanuel. Enthousiaste dans une large mesure, la presse a largement fait écho à la sortie du livre.
La parution de ce petit roman a en effet relancé outre-Rhin le débat sur la question des responsabilités humaines dans l’exécution des crimes du régime du IIIe Reich, et cela précisément à un moment où de grandes sociétés comme le géant de l’acier Tyssen se voyaient mises en cause pour leur collaboration avec les autorités nazies durant la guerre. Se souvenant que l’inhumanité se cache parfois derrière un langage rationnel et banalisé, la critique allemande s’est ainsi plus particulièrement penchée sur le pouvoir terrifiant du langage des technocrates.
La littérature d’expression française, si nous la comparons, par exemple, à la littérature anglo-saxonne, répugne en général à la forme courte. En revanche, la production littéraire contemporaine germanophone a accoutumé l’Allemagne aux courtes distances textuelles. Ces formes, récits brefs, nouvelles, contes, Hörspiele (pièces radiophoniques), sont caractéristiques de la littérature d’après guerre et, plus précisément d’après 1968. Cs textes vont créer une rupture en tournant le dos à la guerre et à la culpabilité, au passé, aux grands combats mondiaux et aux défaites qui en ont résulté. Il s’en est suivi un grand scepticisme à l’égard de l’efficacité potentielle des écrits engagés. Généralement, le monde tel qu’il est présenté dans cette littérature, que l’on a parfois désignée à l’aide de concepts tels que « Neue Subjektivität » ou « Neue Sensibilität », est un monde inébranlable et inamovible. Même dans les œuvres om les grands thèmes universels sont abordés, l’histoire n’apparait qu’en filigrane, comme si elle faisait l’objet d’une citation entre guillemets[1]. Prisonniers de leur situation, les personnages de ces œuvres semblent dépossédés de la capacité de voir à travers l’opacité du présent et d’entamer une action sociale qui leur permettrait d’avoir prise sur leur vie. La vision d’une existence meilleure ne semble jamais les traverser.
À côté de l’œuvre de ces auteurs, tels Hans Joachim Schädlich, Angelika Mechtel, Christoph Meckel, Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek, le dernier roman de François Emmanuel, La question humaine, récemment traduit en allemand, s’intègre aisément. Simon, le héros de La question humaine, est lui aussi écrasé par le système dont il est à la fois le bourreau (en tant que psychologue d’entreprise ayant le pouvoir de décider du destin des travailleurs) et la victime (en tant qu’employé licencié pour avoir douté du bienfondé de son entreprise). Dès lors, il va être ressenti comme le fils spirituel des héros des auteurs précités, mais un fils qui aurait mûri des erreurs et des lâchetés de ses ainés et chez qui, lentement, s’éveillerait une prise de conscience et s’amorcerait un refus, comme l’exprime Hilmar Klute dans le supplément du Süddeutsche Zeitung : la dernière phrase de La question humaine est « la première dans ce petit roman dans laquelle résonne une vague espérance dans l’humanité : ‘Et je crois qu’il me plait d’être désormais aux marges du monde’ ».
Dans Hochhausgeschichte I, l’héroïne de Angelika Mechtel[2] passait le plus clair de ses journées à décapiter et à éventrer des poupées, mais avait comme habitude de répéter comme son mari, rescapé des camps, cette phrase de Parménide, comme un leitmotiv : « Daβ Maβ aller Dinge ist der Mensch » (L’homme est la mesure de toute chose). « Was ist bloβ der Mensch dem Menschen ? » (Qu’est seulement l’homme pour l’homme ?) : telle est peut-être la question que la littérature allemande d’après guerre n’a cessé de se poser, et telle est aujourd’hui, celle que la critique semble unanimement formuler à propos de La question humaine, dont le titre, dans la traduction allemande, est d’ailleurs devenu Der Wert des Menschen (La valeur de l’homme). La question est de nouveau formulée explicitement dans Der kleine Bund : « Combien vaut un homme ? La question se pose de façon de plus en plus pressante. […] François Emmanuel s’est aussi posé cette question dans son roman La valeur de l’homme […]. Le national-socialisme a donné à cette question la réponse la plus négative qui soit, révélant véritablement l’absence de l’homme dans l’homme, et les mots pour le dire seront à jamais dérisoires ».
Le vertige de la langue
Or, ce sont les mots qui sont précisément l’élément central du roman. Se demandant ce qui menace ainsi dans le livre de façon lancinante, nombreux sont les critiques qui répondent : la langue. Ce qui fait de Simon la proie d’un vertige profond, ce qui lui donne tant de répugnance pour son travail, c’est qu’ « il découvre que sa langue, en matière de restructuration, est à peu près compatible avec celle des experts de l’holocauste ». « À l’heure de l’informatique, ajoute le Suddeutsche Zeitung, la maitrise de la langue devient un instrument d’oppression à découvrir ». Dans le Frankfurter Allgemeine, Eberhard Rathgeb conclut par ces mots l’article consacré à Der Wert des Menschen, et intitulé : « Le tracteur de la langue écrase le facteur humain » : « Où sont, dans les phrases qui décident du sort des hommes, les brèches par lesquelles les locuteurs peuvent s’échapper ? Les collaborateurs des grandes entreprises qui ont encore une âme et de fines oreilles, et qui pensent moins à leur subsistance économique qu’à leur salut psychologique, devraient en toute vraisemblance embrasser des métiers intellectuels et sociaux, des métiers dont la langue ne les rapprocherait pas de l’extermination des juifs. Les conseillers des patrons, à qui il est souvent reproché d’être les fossoyeurs des ressources humaines, doivent manifestement changer leur fusil d’épaule, devenir défenseur de l’environnement ou puéricultrice. La stratégie révolutionnaire découlant de cette ironique considération est la suivante : contre le pouvoir, construisez des écoles de langue ! Faites attention à vos paroles ! Seul le coup de langue ciblé sera destructeur. L’ennemi parle le langage de la technique ».
Fascinés par le pouvoir de la langue et par une histoire dont on s’épuise à comprendre le tourment, nous constatons que le mot « valeur » peut parler le langage de l’arbitraire. Voilà ce que la presse allemande a presque unanimement souligné, et ce que le livre nous fait toucher du doigt : si le langage émerge de l’expérience, il oriente également l’action, fussent-elles l’expérience et l’action les plus terribles. « La langue, déclare Gérard Froidevaux dans le Tages Anzeiger, camoufle les vrais événements, mais elle démasque aussi les intentions inquiétantes et secrètes ». Et plus loin, à propos du narrateur : « Il voit ‘une beauté sauvage chez ces enfants qui ont perdu langue d’avec les hommes’. Peut-être la renonciation à la langue constitue-t-elle l’unique salut contre l’inhumanité ». Ce renoncement à la langue, François Emmanuel semble l’avoir mis en pratique, en écrivant un livre « sur le ton d’un rapport bureaucratique » (Spektrum), en racontant « une histoire presque ascétique, sous la forme d’un traité » (Heimatspiegel). Comme si, pour évoquer une barbarie nue (ce sont les termes d’Hannah Arendt), seule une écriture nue était possible. Marguerite Duras, lorsqu’elle écrivait La douleur, qui parle du retour des camps de la mort, disait alors que la littérature lui faisait honte. En effet, quel peut encore être le sens de la littérarité, du romanesque, après l’innommable, après ce qui a signifié pour beaucoup le deuil de l’humanité ? Freitag nous dit que « Personne ne peut prendre sur soi la souffrance des crimes nazis qui continue à résonner dans la langue technique la plus neutre, comme un message venu de l’au-delà ». Devant l’expérience indicible, incommensurable de l’inhumanité, le langage fait défaut. C’est pourquoi François Emmanuel, selon le point de vue de Der kleine Bund, a choisi dans Der Wert des Menschen « la solution de mimer la déshumanisation par l’emploi d’une rhétorique blanche, d’une langue exempte de toute chaleur humaine : il évoque des images horribles quand il formule l’accomplissement des « mesures » mises en place par les nazis, dans une langue objective, glaciale, parfaitement maitrisée. Dans cette langue, l’homme ne possède plus aucune valeur parce qu’il est entièrement réifié ».
Florence Keymeulens
[1] Voir A. HARTMANN et R. LEROY, Nirgend ein Ort. Deutschsparchige Kurzprosa seit 1968, Hueber, 1987, p. 314-347.
[2] A. MECHTEL, Hochhausgeschichten, Relief Verlag Eilers, 1971.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°119 (2001)