François Jacqmin : l’œuvre du regard

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Tenter de promouvoir l’œuvre du poète décédé voici vingt et un ans, c’est le but que s’est fixé le comité Jacqmin. Avec pour première échéance un double objectif : d’une part, l’organisation d’un ensemble d’expositions centrées sur les rapports que François Jacqmin entretenait avec les arts plastiques, et d’autre part, l’édition d’un recueil reprenant les nombreux textes que le poète a écrits dans le cadre de livres réalisés avec des artistes. Le Carnet et les Instants est allé à la rencontre de quelques uns des membres de ce tout nouveau comité pour évoquer quelques aspects de ces deux événements, rassemblés sous un seul titre : l’Œuvre du regard.

Fort de ce constat, que les morts ont la politesse de se taire si on ne parle pas pour eux, et animé par la volonté de rendre justice à la parole de ce poète capital, le comité Jacqmin s’est formé voici tout juste un an, autour de personnalités scientifiques et d’amis proches du poète. Gérald Purnelle, chef de travaux à l’Université de Liège et éditeur passionné des oubliés de la littérature francophone de Belgique, est le seul membre du comité à n’avoir pas connu François Jacqmin de son vivant ; il n’en est pas moins un des moteurs de cette initiative.

« Il y a un an, Daniel Dutrieux m’a téléphoné pour qu’on fasse quelque chose autour du vingtième anniversaire de la mort de François Jacqmin. Nous nous sommes rencontrés. Daniel a proposé de faire des expos, moi je me suis souvenu que Daniel Higny, qui est un très grand connaisseur de Jacqmin et qui a été un de ses meilleurs amis, me parlait souvent du projet de rassembler les poèmes qui ont paru dans des ouvrages élaborés avec des artistes et tirés à très peu d’exemplaires. Des textes capitaux, hors de portée du grand public ; l’idée était d’en faire un volume, afin de permettre aux amateurs de François Jacqmin de découvrir tout ce pan de l’œuvre. On est donc allés trouver Daniel Higny et cette idée est devenue l’épine dorsale du projet de célébration du vingtième anniversaire de la mort de François Jacqmin. »

Les trois hommes s’associent avec Francis Edeline et Marc Renwart, qui avait déjà rassemblé les textes ainsi que les informations sur ceux-ci, et se constituent en comité, avec le double projet de publier le recueil en question et de monter l’exposition qui l’accompagne. Ou plutôt, les expositions, car l’Œuvre du regard se décline en un livre et trois lieux, qui sont autant d’aspects de la question : tandis que le recueil publié par les éditions du Taillis Pré assure une diffusion plus large aux textes, la bibliothèque Ulysse Capitaine expose les livres d’artistes originaux, la galerie Wittert de l’Université de Liège met en valeur les artistes plasticiens avec lesquels le poète a réalisé ces livres, et l’Émulation, enfin, pose la cerise au sommet du gâteau en faisant la part belle à l’œuvre graphique de Jacqmin lui-même.

Rendons au poète ce qui est au poète, et commençons par les textes eux-mêmes ; Gérald Purnelle, qui en a assuré l’édition, nous dit ce qui fait leur particularité. « François Jacqmin n’écrit justement pas à propos des arts plastiques. Il y a une partie de son œuvre, en prose, qui est constituée de textes critiques sur les artistes, mais ici ce sont des textes purement poétiques, qui ont paru dans des ouvrages en regard avec des œuvres plastiques. Et il l’explique très bien dans certains textes en prose, disant qu’au début, il se rend très bien compte du danger que court le poème dans ce genre d’entreprise : écrire le poème sur l’œuvre, c’est subordonner le poème à l’œuvre, c’est donc toujours l’œuvre plastique qui l’emporte et qui a la primauté. Inversement, il ne voulait sans doute pas que des œuvres illustrent ses poèmes. Il a fini par refuser les deux formules, et ce qu’il a fait dans la plupart de ces ensembles, c’est qu’il écrivait les poèmes de son côté, après avoir élaboré le projet d’un livre commun avec l’artiste, puis il les lui donnait. Alors l’artiste s’occupait, avec ou sans lui, de faire le livre, et celui-ci consistait en une confrontation des deux univers, des deux ensembles. Il y a des exceptions : les Dix aphorismes crépusculaires, ou Elémentaire, où l’on voit bien que la thématique avait été décidée auparavant. Mais sur les seize ensembles de textes, la plupart fonctionnent ainsi : part égale pour les deux arts et indépendance dans la création pour que la poésie soit au même niveau que la peinture. »

Est-il interdit dès lors d’imaginer que poésie et arts plastiques entretiennent, de cette façon, une sorte de relation d’amitié, dans laquelle prévaut le respect de ce que chacun a à dire ? La principale raison qui poussait le poète et le plasticien à faire un livre ensemble, si l’on en croit Daniel Higny, était d’ailleurs l’amitié liant deux hommes. Derrière le bureau de sa bouquinerie, rue Saint-Paul, le libraire se fait volontiers volubile lorsqu’il évoque celui dont il fut d’abord le beau-frère, avant d’en devenir l’ami. « J’ai rencontré François pour la première fois en 74, dans des dîners de famille. À l’époque, ma très jeune fiancée me disait qu’elle allait me présenter quelqu’un qui écrivait, parce que François n’était pas très connu à l’époque. Et elle me disait : « tu parles de ce que tu veux mais tu ne lui parles pas de sa littérature, parce que François ne supporte pas ça. Il ne supporte pas de parler de littérature et surtout pas de la sienne » Alors on passait des dîners et des après-midi chez les beaux-parents où on n’abordait pas ce thème, jusqu’au jour où ça a finit par se dégeler. Mais au départ, on m’avait prévenu : c’est un homme extrêmement discret, extrêmement réservé qui a horreur qu’on lui parle de sa littérature, alors je n’en parlais pas. »

« Mais la relation de François aux arts plastiques remonte à bien plus longtemps que ma rencontre avec lui, puisque sa première amitié, c’est Léopold Plomteux, qui a illustré son premier ouvrage, L’amour, la terre, paru en 1954. Il a aussi connu une bonne partie des artistes qui travaillaient avec la revue Phantomas. Je crois qu’il admirait beaucoup Marcel Broodthaers ; il lui avait envoyé dans les années soixante L’employé, sa petite plaquette, et Broodthaers lui avait répondu. Il existe une petite carte postale de Broodthaers qui lui est adressée, dans laquelle il félicite François. À l’époque où Koenig devait déménager, François a acquis de lui une grande composition avec des moules, et lorsque François habitait rue Grétry, lors d’un déménagement, cette grande composition de moules – dont les moules commençaient d’ailleurs à se détacher quelque peu, c’était du bricolage – est tombée, elle s’est fracassée, et ce tableau qui maintenant vaudrait des millions a fini à la poubelle. »

Daniel Higny a également joué un rôle important dans une de ces rencontres amicales, qui a elle aussi débouché sur la réalisation d’un livre d’artiste, dont il fut l’artisan et l’éditeur. « J’étais entré en relation avec Jean-Luc Herman et Michel Leonardi dans les années 80. En connaissant un peu mieux Jean-Luc, je me suis dit qu’il fallait qu’il rencontre Jacqmin. Jean-Luc avait l’habitude depuis toujours de travailler avec des poètes, et étant donné la peinture de Jean-Luc et la poésie de François, ils devaient s’entendre. Alors, on a, ma compagne et moi, organisé un petit dîner chez nous où on les a invités tous les deux. Et là, ils se sont très bien entendus, on a vu que ça marchait bien entre eux et j’ai dit : on va faire un bouquin. Et c’est ainsi qu’est né Élémentaire, en 1983. On a appelé ça Élémentaire parce que les textes de François Jacqmin, ce sont des vérités élémentaires, que l’on peut peut-être formuler soi-même, mais certainement pas comme lui ; et à ce moment-là, le travail de Jean-Luc Herman était lui aussi élémentaire, monolithique : c’étaient des illustrations extrêmement fines et aériennes, et qui en même temps se posaient là d’une façon inévitable. Le texte et les œuvres se correspondaient parfaitement, et François était ravi, d’ailleurs, il m’a dit plusieurs fois que c’était son livre le plus réussi. On a fait fabriquer le papier, Jean-Luc a dessiné les lithographies directement sur la pierre, Leonardi les a tirées ; moi j’avais conçu la maquette du livre avec Jean-Luc, la mise en page au nombre d’or, la typographie chez Thone avec une encre spéciale. Et on a choisi les poèmes, on se réunissait dans un bistrot, au Kronembourg, avec Herman, Jacqmin, Leonardi, sa copine de l’époque qui était assistante à La Presse, Hélène Ernotte et moi. François avait apporté une trentaine de poèmes, qui sont d’ailleurs édités dans l’Œuvre du regard, et on allait aux voix, on votait. François avait aussi le droit de vote, bien entendu. » 

« Puis alors, ça a continué. Ayant fait la connaissance de Jean-Luc Herman, celui-ci lui a présenté d’autres artistes avec lesquels il travaillait, notamment ceux du Pré Nian, de Nantes, Guy Boulay et Bertrand Bracaval. Ils avaient fondé une petite maison d’édition qui s’appelaient les Cahiers du Pré Nian où ils ont publié Être de François… »

On ne peut décemment pas oublier non plus les artistes rencontrés autour des éditions du Daily Bul.

Des plasticiens avec lesquels Jacqmin, malgré sa défiance envers la peinture, a lié connaissance, il y en eut beaucoup. Exercèrent-ils une influence sur ses propres essais graphiques – sans aucun doute la partie la plus étonnante, probablement aussi parce que c’est la moins connue, de l’œuvre du poète ? La question méritait d’être posée à Daniel Dutrieux, plasticien et ami de Jacqmin, à qui le montage des expositions a été confié.

« Je pense que ça a été pour François une espèce d’ouverture vers un univers libératoire. Je le dirais vraiment ainsi, parce que quand on voit ses aquarelles, on pourrait dire qu’il y a diverses influences et aussi divers intérêts qui se manifestent au travers de ses expériences plastiques. On ne peut pas véritablement dire que c’est une œuvre aboutie ; d’ailleurs, il y a très peu d’œuvres, mais elles sont tellement jouissives qu’on ne peut pas s’empêcher de les montrer. Il y a la couleur, qui est extrêmement présente, mais il y aussi le noir, et l’écriture. Il y a Michaux qui est présent, mais il y a aussi une influence de Broodthaers. Il a fait des tas de tentatives – comme les empreintes à la pomme de terre… »

« Ce qui est remarquable, c’est que, dans sa vie, il avait une correspondance abondante avec ses amis, et quand il envoyait une lettre, il faisait d’abord une petite aquarelle, il préparait des papiers aquarellés et puis il écrivait dessus. Naturellement, on n’en a pas beaucoup, les autres lettres appartiennent à leurs destinataires, mais je connais pas mal de gens qui en ont reçu. Vers la fin de sa vie, entre 85 et 92, il voulait réaliser des affiches poèmes, où l’écriture devient graphie, s’adresse à un public large, parfois se mélange à la couleur. Il n’en a pas réalisé beaucoup, mais je pense qu’il tendait vers ça, et on le perçoit assez bien dans ces lettres accompagnées de couleurs. »

Pour honorer cette facette peu connue du travail de François Jacqmin et pour le plus grand plaisir des amateurs, Le Zodiaque en deux mots, un fac-simile d’une plaquette entièrement réalisée de sa main, textes et aquarelles, en seulement deux exemplaires à l’époque, vient de sortir de presse avec un tirage cent fois plus élevé. Gageons que grâce au dynamisme de ses amis et admirateurs, l’œuvre de ce poète essentiel a encore de beaux jours devant elle.

Pascal Leclercq


François JACQMIN, L’Œuvre du regard, Taillis pré, 2012
François JACQMIN, Le Zodiaque en deux mots, Comité Jacqmin, 2012


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°176 (2013)