François Jacqmin, poète anglais méconnu

francois jacqmin 1

François Jacqmin

Aren’t there enough words
flowing in your veins
to keep you going.
Margaret Atwood, « The Shadow Voice »[1]

L’histoire est presque connue : fuyant l’occupation allemande, la famille de François Jacqmin s’est établie en Angleterre en mai 1940 et l’enfant qu’il était s’est aussitôt immergé dans la langue de Shakespeare, au point où celle-ci est devenue sa seconde langue maternelle : « J’appris la langue anglaise avec une étonnante rapidité. La plongée dans ce qui était encore l’Empire britannique fut à ce point soudaine que je me mis à oublier ce que je connaissais de la langue française[2]. »

L’auteur des Saisons escamote ses assises identitaires : s’il est belge, il est également britannique ; s’il écrit en français, c’est dans l’anglais que s’origine sa langue d’écriture. L’oblitération de la langue maternelle remet ainsi en question le lien d’évidence qui s’expose, depuis l’époque romantique, entre l’identité nationale et le génie de la langue : si Jacqmin est belge, il déplace immanquablement les coordonnées de l’appartenance culturelle. « Lorsque la langue d’adoption devient celle par laquelle on s’éveille à l’essence du signe, à l’expression des sentiments les plus profonds et les plus singuliers de l’être, à la poésie, l’on devine la dimension de fracture que subira la personnalité » (PE, p. 17-18). Et d’explorer plus avant la ligne de faille de cette fracture : « Mes racines sont flottantes, mes opinions fragiles et éphémères, mes enthousiasmes incertains » (PE, p. 18). Le sentiment d’appartenance semble même, au fil de la première conférence de la Chaire de poétique de l’Université catholique de Louvain, se nicher résolument du côté d’Albion au détriment du Plat Pays : « Ma production littéraire anglaise, qui restera inédite, dura jusqu’à l’âge de vingt et un ans. Ainsi, durant huit années, je fus, en quelque sorte, un jeune poète “anglais”. Pendant ces années d’apprentissage, je n’ai pas cru que j’aurais pu, dans le futur, m’exprimer littérairement en français » (PE, p. 18).

En témoignent d’ailleurs les poèmes de jeunesse qu’il évoque, qui ont été récemment publiés et traduits (par Christine Pagnoulle) dans le premier tome des Œuvres complètes qu’orchestre Gérald Purnelle[3]. Jacqmin écrit directement dans l’idiome de Dickens, sans passer par l’intermédiaire de la langue maternelle… qui devient dès lors langue seconde, dans laquelle le sujet lyrique doit apprendre à s’inscrire. Parmi les textes que le poète écrit en français entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, les anglicismes ne sont pas rares. Par endroits, en effet, sous la licence poétique se dessine en filigrane la structure syntaxique ou les ressources sémantiques propres à la langue de Shakespeare. Ainsi, la phrase « il me sera indispensable de tracer la nature et la condition des faits insignifiants » (« Pages d’un journal intime », OC1, p. 63) semble autant vouloir dessiner la nature des faits que remonter à leur origine (to trace, en anglais, peut se comprendre comme « retracer » ou « traquer »). Ou encore la troublante anacoluthe que repère Gérald Purnelle tout en la donnant à lire telle quelle : « car bien que faible et apathique que je fus conséquemment à cette dose de lumière » (« Réveil », OC1, p. 67) semble un calque mal dégrossi qui, rendu mot à mot à l’anglais, présente un sens linéaire, dépourvu d’anacoluthe. Sous les mots du jeune Jacqmin bruit un « imaginaire des langues », selon la formule d’Édouard Glissant[4], où le français ne se tient plus seul mais entre en résonance avec d’autres idiomes.

S’il opte finalement pour le français comme langue d’écriture, le poète belge ne renonce pas pour autant à l’anglais. Le fonds François Jacqmin des Archives & Musée de la Littérature regorge de documents attestant du contraire, comme ces répertoires d’expressions et de définitions de vocables anglais (AML, ML 8347, 8348 et 8349), ou ces monceaux d’inédits – puisque l’exigence extrême du poète a cantonné bien des textes à ses seuls tiroirs. Ainsi, parmi d’autres exemples, les Uneasy Pieces (AML, ML 8020/7-10) semblent constituer, sauf erreur, un ensemble de poèmes composé en langue anglaise mais demeuré inédit (si tel est le cas, gageons que l’éditeur des Œuvres complètes et/ou les Cahiers François Jacqmin les donneront à lire dans les années à venir). Confronté aux archives de l’auteur, Le Poème exacerbé semble inexact, puisque Jacqmin affirme avoir renoncé à l’anglais à l’âge de vingt-et-un ans…

Les conférences de la Chaire de poétique représentent, peut-être davantage pour un écrivain aussi discret que Jacqmin, une occasion d’asseoir sinon un ethos, du moins un mythe originaire de la création. En effet, si le succès d’estime que lui renvoie le monde académique l’élève au rang des plus grands poètes qu’ait portés la Belgique, l’auteur des Saisons n’a jamais rencontré – et n’a jamais cherché à rencontrer – un véritable succès public. Le sillon tracé depuis les premières ébauches anglophiles et les premiers faits d’arme aux côtés de la bande de Phantomas est résolu mais peu populaire. Avec Jacqmin se déploie en effet une éthique de la littérature, qui préfère l’éclat de la fulgurance au coup d’éclat. Sa carrière fait émerger le même paradoxe que celui que le poète donne à lire dans son testamentaire Livre de la neige : « Çà et là, / on reconnaissait les traces d’une destinée / qui avait été colossale, / et qui se présentait maintenant / sous les dehors d’une simple soirée d’hiver[5]. » Les apparences sont d’autant plus trompeuses, sous la plume de Jacqmin, que toute velléité de vanité retourne immanquablement à la pureté fantasmée d’un paysage neigeux. La neige efface les traces, étouffe les sons…

« Le langage souffre d’un mal incurable : son origine », écrit François Jacqmin, dans un texte intitulé « La solitude du traducteur[6] ». Ce texte est publié dans le n°3 de la revue Le Traductière, daté de l’été 1985. Ce numéro est issu du septième Festival franco-anglais de poésie, qui avait réuni plusieurs poètes autour d’une intention : les amener à se traduire mutuellement. Si plusieurs figures sont aujourd’hui minorées, voire oubliées, l’on dénombre tout de même, aux côtés de Jacqmin, les signatures de Margaret Atwood, de Joyce Mansour ou de Michael Ondaatje.

1985 est l’année où Margaret Atwood publie The Handmaid’s Tale, connu en français sous le titre La Servante écarlate, appelé à devenir l’un de ses plus grands succès, au point de donner lieu à une série télévisée du même titre, dont la diffusion est en cours depuis 2017. À l’époque, Atwood a déjà signé quelques romans importants, mais elle bénéficie surtout d’une reconnaissance en tant que poétesse, récipiendaire, en 1966, du prix du Gouverneur général du Canada pour la poésie et le théâtre (The Handmaid’s Tale lui octroiera la même consécration dans le domaine du roman).

Jacqmin, de dix ans l’aîné d’Atwood, prend entre autres en charge la traduction du poème « First Prayer ». Les deux poètes ont en commun le souci de la nature comme source intarissable d’émerveillement et de souffrance mêlées, qui se traduit par cette « attitude mystique particulière appelée philocalie » (PE, p. 13) que Jacqmin désigne à la source de son inlassable activité poétique. « Il ne peut faire de doute que mon incapacité foncière de me libérer de cette douloureuse et confuse connaissance de la beauté a fait de moi un être qui ne laisse pas de chercher minutieusement ses mots, une expression ou un tour particulièrement adapté pour dissiper ce type de désarroi » (PE, p. 15).

Une telle minutie, Jacqmin l’applique à ses entreprises de traduction, notamment dans ce numéro du Traductière, où la rencontre avec Atwood a lieu sans avoir lieu. Le poème « First Prayer » est publié avec, en vis-à-vis, la traduction du poète belge, suivie par deux autres, signées Joyce Mansour et Claude Held. D’emblée, la version de Jacqmin se distingue par son titre : à un très littéral « Première prière », l’auteur du Livre de la neige a préféré l’usage de l’article défini : « La première prière », rendant l’expérience unique en français, alors que l’anglais est naturellement plus ambigu. De la même façon, le Belge s’autorise des libertés à partir du texte de la Canadienne en comblant les ellipses si caractéristiques de la langue de Shakespeare. Ainsi, le premier vers – « In these prayers let us not forget our bodies » – est transposé en français de la façon suivante : « N’oublions pas d’invoquer nos corps lors de ces prières ». Jacqmin n’intervertit pas seulement l’ordre de la phrase, ce que fait la Franco-Égyptienne Joyce Mansour mais non le Français Claude Held, il vient y ajouter cette invocation absente du texte de la Canadienne. Ce faisant, il n’invente pas, il ajoute ce qui manque irrémédiablement en français, à savoir un usage des corps que les traductions plus littérales de Mansour et de Held échouent à incarner, faisant sentir la syntaxe anglaise sous la phrase française, sans pour autant faire de cette incarnation par l’invocation un déterminisme. Dans la version de Jacqmin, au contraire, le texte semble pleinement français, comme s’il avait été composé spécifiquement pour cet idiome : « Aucun art ne l’emportera sur le fait que Shakespeare écrit en anglais, et que Molière s’exprime en français. En quelque sorte, ces auteurs sont contraints de s’exprimer en leur langue pour être pleinement ce qu’ils sont » (« La Solitude du traducteur »).

Quelques pages plus loin, deux poèmes de Jacqmin tirés des Saisons sont également l’objet de transpositions vers l’autre langue. Sont publiées celles d’Anthony Rudolf, de Chris Wallace-Crabbe et de Liliane Welch. Atwood n’y figure pas. Pourtant, les archives Jacqmin issues de ces rencontres (AML, ML 8354) prouvent que la Canadienne a bel et bien traduit le poème du « Printemps ». Le feuillet, dactylographié, présente une version à la fois extrêmement littérale et très déterministe, dans laquelle l’impersonnel « On » est rendu par un péremptoire « You », dans lequel l’incarnation ne s’appuie sur aucune ambiguïté. Atwood cherche pourtant, sur le plan lexical, à coller au plus près du texte français : avance / advances ; fatalité ordinaire / ordinary fatal accident ; un anneau bref et scintillant / a brief shining ring ; etc. Atwood se veut fidèle mais cette fidélité la perd au regard d’un poète qui ne se résout pas à choisir la sécurité rassurante d’un idiome qui ne se remettrait pas en question : « La traduction parfaite serait un paradoxe, un dilemme à l’intérieur d’un dilemme. L’habileté suprême serait de faire usage d’une sorte de maladresse, afin que le texte traduit demeure porteur des virtualités et de cette part de non-dit qui constitue l’essence de l’écrit originel. »

Des poèmes en anglais aux traductions de l’anglais, les archives de François Jacqmin nous invitent ainsi à rompre avec les certitudes héritées du Romantisme, qui, aujourd’hui encore, tracent les contours de nos identités nationales et linguistiques.

Christophe Meurée


[1] Issu de The Animals in That Country (1968), rééd. dans Circé et autres poèmes de jeunesse, trad. Christine Évain, Paris, Robert Laffont, « Pavillons poche », 2022, p. 66. La traduction (discutable) donne ceci : « N’as-tu donc pas assez de mots / dans les veines / pour aller encore » (ibid., p. 67).
[2] François JACQMIN, Le Poème exacerbé, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 1992, p. 16. Dorénavant PE, suivi du numéro de page.
[3] François JACQMIN, Œuvres complètes 1. L’amour la terre. 1946-1956, Bruxelles, AML Éditions, coll. « Archives du futur », 2022, p. 37-50. Dorénavant OC1, suivi du numéro de page.
[4] Édouard GLISSANT, L’Imaginaire des langues. Entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Paris, Gallimard, 2010.
[5] François JACQMIN, Le Livre de la neige [1992], Bruxelles, Les Impressions nouvelles, coll. « Espace Nord », 2016, p. 105.
[6] Ce texte a été réédité par Sabrina Parent, en annexe à son article « François Jacqmin, entre langue maternelle et langue d’adoption : la pratique de la poésie à la lumière de l’entreprise de traduction », dans Catherine GRAVET (sous la dir. de), Traductrices et traducteurs belges, Mons, Université de Mons, 2013, p. 185-197. Les citations du texte sont extraites de la page 196.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°214 (2023) – série « Les Instantanés des AML »

Archives & Musée de la littérature