François Weyergans déborde de projets

François Weyergans

François Weyergans

Deux romans et un prix prestigieux. Comme un fils prodigue réintégrant la maison après une longue absence, François Weyergans a été l’enfant chéri de cette rentrée littéraire. À défaut de veau gras, le plaisir des retrouvailles valait bien une rencontre, qui eut lieu à Paris, le 25 octobre, une quinzaine de jours avant l’attribution du Goncourt.

Huit ans après la parution de Franz et François, Weyergans est de retour avec deux livres : le très attendu Trois jours chez ma mère, toujours chez Grasset et, la surprise, un premier roman inédit, écrit en 1968, Salomé, aux éditions Léo Scheer. De quoi se réjouir pour une série de raisons. D’abord, parce que depuis la publication de son premier livre, Le pitre (Gallimard, 1973), François Weyergans est un auteur dont chaque livre fait événement. Ensuite, parce que l’attente a paru longue à ceux qui croyaient trouver à chaque rentrée littéraire le livre dont la sortie imminente était annoncée depuis si longtemps. Parce que, la saison des prix est là et que le Weyergans vient brouiller des plans un peu trop anticipés. Enfin et surtout parce qu’on ne boude pas son plaisir de retrouver les créatures et les thèmes favoris de l’auteur – tout un univers de curiosités, passions, ivresses, obsessions et fantasmes – déroulés dans une apparence de joyeux désordre que maintient, mine de rien  parce qu’elle reste fluide, une construction solide. Très demandé en ce moment, difficile à joindre ou à arrêter dans sa course, peut-être distrait, fêté un peu par tous, François Weyergans, quand il est présent, est d’un commerce extrêmement agréable. Il reçoit volontiers les critiques littéraires dont il a autrefois fait partie et parle d’abondance de ce qu’il fait, de ce qui l’intéresse.

Aujourd’hui, un mois après cette double parution, l’auteur a eu le temps de s’habituer aux commentaires que ses romans n’ont pas manqué de susciter. Il y reste toutefois très attentif et est intéressé par les réactions qu’entrainent ses livres, la façon dont les gens en parlent, les différences selon les générations. Ainsi, les jeunes entre vingt-six et trente ans aiment beaucoup Salomé, cette traversée tempétueuse de l’Europe du tendre et du sexe. Peut-être parce qu’ils ont l’âge des protagonistes ou qu’ils sont séduits par la liberté de ton. « Cela ne relève pas de moi mais de la sociologie. Parfois j’aimerais bien que ce soient plutôt des sociologues que des critiques littéraires qui s’intéressent à ce que je fais », remarque-t-il. Ses romans sont des métaphores. Les autres, le social, le monde comme il va sont bien présents sous l’aspect singulier d’un motif ou d’un seul personnage. En tant que citoyen, Weyergans lit les journaux, est traversé par son époque et ce qu’il écrit est aussi le produit de ce ressenti. Mais, avant tout, l’écriture est faite pour donner de la lecture aux gens, à la différence des journaux censés les informer. Tout se passe en définitive dans la tête du lecteur qui se construit un univers à partir des signes que lui a envoyés l’auteur. Théorie simplette de la lecture, soit, mais à laquelle Weyergans reste attaché. Il estime d’ailleurs de ne pas avoir à commenter ce qu’il fait. Certains attendent de l’auteur qu’il détienne un point de vue supérieur sur ce qu’il écrit, alors que ses romans ne sont faits que pour être lus. Il pense donc au lecteur sans toutefois aller plus loin. Seul l’avis de cinq à dix personnes proches compte, il a besoin de leur appui voire de leur approbation.

Si, comme tous les journalistes, on l’interroge sur le fait de ne pas publier ou de retarder la publication, il s’étonne un peu. « Il y a d’autres lois que celle de la rapidité et de l’efficacité. Je me souviens d’avoir vu un artisan japonais qui passait de la laque sur un meuble. À raison d’une couche tous les quatre mois et de la nécessité de passer quarante-deux couches pour atteindre le résultat voulu… » Si on veut une table tout de suite, on va chez Habitat. La preuve, selon lui, c’est que personne ne lui en tient rigueur, même pas ses éditeurs, loin de se comporter comme des employeurs courroucés. La parution finalement compte moins que l’écriture. Un texte littéraire existe d’ailleurs en dehors des dates. Quelque trente-cinq ans séparent la rédaction de deux romans qui paraissent ensemble, il y a évidemment un certain plaisir à les voir se côtoyer. Ils se sont naturellement associés avec un sérieux coup de main de l’auteur. Weyergans n’avait pas envie que son tout premier roman paraisse posthume. Il l’a donc retravaillé un peu, y injectant des pages primitivement destinées à Trois jours chez ma mère. Il a fait pour Salomé toute une recherche intéressante de raccords. En retrouvant l’état d’esprit dans lequel il était à ce moment-là, il est arrivé à reproduire le même ton. « C’est comme travailler sur une partition où il manque des passages ou encore ajouter des cadences comme celles que les solistes ajoutent parfois… J’ai cette impression d’être une sorte d’interprète de mon propre concerto ». Inversement, ce quasi-jumelage semble avoir rendu à l’auteur le désir de « cesser de ne pas publier ». Trois jours chez ma mère, dont les difficultés d’écriture ont inspiré tant de commentaires au point d’occulter les quelques aventures sexuelles pourtant assez précises : personne n’en parle, s’étonne Weyergans, sinon à mots très couverts dans les émissions de télévision tardives. Ou alors on prête à l’auteur des moments de vie qui n’appartiennent qu’à ses personnages. Il s’amuse d’ailleurs à brouiller volontiers les pistes, à faire passer pour vrai ce qui est faux et l’inverse. « Parce qu’on est à une époque où il y a une sorte d’exigence d’une soi-disant vérité, comme si on savait ce que c’est. Tout le monde sait bien qu’on ne sait pas. Mon personnage a des projets, et comme c’est un écrivain, il a le projet d’écrire. Les gens pensent que ce sont mes projets, alors que je les ai inventés… Baudelaire a écrit : ‘la vie est un jeu, mais s’il nous est impossible de gagner ou de perdre ?’ Ce qui m’amuse dans Trois jours chez ma mère, c’est quand tout à coup arrive la page de faux-titre : les personnages changent, Delphine devient Daphné, etc. » Le lecteur prend lui-même plaisir à ce jeu, entre en connivence avec ce petit monde de personnages qui ont une vie et une culture propres, apprécie que Weyergraf, le premier personnage écrivain, emploie l’imparfait du subjonctif que Weyergans n’utilise pas, que Graffenberg, le deuxième, décrive une valse dans un salon à  la manière de Théophile Gautier, qu’il décrive une salle de bal comme au 19e siècle en y insérant un terme moderne et familier comme « bousiller » pour perturber le discours : « C’est un livre où je peux justifier chaque mot, que ce soit bien ou mal… C’est à partir du moment où j’estime avoir eu raison de le choisir que je sais que le passage est terminé ».

Écrivain ou député ?

weyergans trois jours chez ma mere

Un critique clairvoyant et enthousiaste comme Frédéric Beigbeder peut bien rendre hommage à Weyergans en termes très justes – « C’est cela un grand écrivain : quelqu’un qui travaille huit ans pour avoir l’air nonchalant », il existe souvent une grosse incompréhension vis-à-vis d’un auteur qui cesse un moment de publier. On peut pourtant très bien  écrire tout le temps et ne pas publier, avoir des problèmes de montage au moment de terminer sans pour cela être « en panne ». Peut-être notre auteur s’est-il aussi amusé pendant toutes ces années. « Ce que j’ai rendu public c’est d’annoncer qu’un livre allait paraitre, de constater que tout le monde y croyait ou avait envie d’y croire, de me dire que c’était encourageant – mieux vaut être attendu que pas –, d’y avoir cru moi-même en fait et, au dernier moment, de trouver que ce n’était pas terminé et de me permettre de ne pas publier. C’est une sorte de jeu aussi avec ce qu’est devenue l’édition contemporaine où, au fond, les gens publient des livres qui mériteraient d’être encore travaillés… Mais on peut aussi écrire un chef-d’œuvre en très peu de temps… La chartreuse de Parme, par exemple, que Stendhal a beaucoup corrigé sur épreuves et qui était le fruit d’une longue élaboration préalable… Queneau a écrit Zazie dans le métro en quelques semaines ».

Weyergans connait ses auteurs, ceux du passé surtout. Il les cite souvent. Stendhal est un grand modèle. Il aime dans son œuvre ce mélange de roman et d’autobiographie parfois. Il aime les œuvres inachevées, comme La vie de Henry Brulard, La recherche du temps perdu où Proust a eu « l’intelligence ou le coup de génie d’inscrire pourtant le mot ‘fin’ », le Satiricon… Rappelons-nous la formule de La démence du boxeur qui signale l’étrange jouissance de ne pas achever : « Si on fait une équivalence entre le travail et la vie, l’idée d’achèvement est en effet peu agréable pour l’esprit humain ».

weyergans salomé

Il ne croit pas qu’on puisse apprendre grand-chose de ses contemporains. C’est, selon lui, de l’ordre du dialogue de sourds. À ses yeux, les comparaisons entre écrivains que font souvent les critiques ne sont guère utiles et empêchent une lecture approfondie de l’œuvre considérée. Il regarde peu ce que font les autres et préfère s’entourer de dictionnaires, de grammaires et de « grands classiques » comme il les appelle. Il aime aussi les « grands professionnels », le pilote de l’avion qui le transporte à l’autre bout de la terre, le dentiste auquel il se confie… Au cinéma, ils le sont tous. Bien qu’il estime le travail du critique littéraire, qu’il connait bien pour l’avoir pratiqué lui-même, il aurait tendance à reprocher à celui-ci de vouloir parfois réécrire ou paraphraser l’écrivain ce qu’on ne songerait pas à faire pour un pianiste ou un boxeur : « Quand on est dans l’écriture, on n’est pas dans le journalisme ».

Ce qui est curieux, c’est qu’un livre ne peut plus se vendre sans la présence physique de l’auteur : « Si, le livre fini, je disparais en Amérique du Sud pendant quelques mois, c’est une catastrophe commerciale ». Weyergans considère donc que la sortie d’un livre est un travail professionnel qui lui demande de la précision et de la concentration. La fête est de l’ordre du privé et avec les amis. Sous le règne de l’audiovisuel, on sera visible. D’ailleurs, ça l’amuse, il a fait du cinéma et aime toujours bien voir une caméra. Tout cela dure très peu, un mois et quelque, et puis ce n’est plus intéressant. Le livre est là, « j’en ai fait le tour… On ne va plus rien dire de nouveau à ce propos. J’en arrive vite au point de n’avoir plus envie d’en parler. Le livre est terminé, il parait. Après, comme avantage, il n’y a plus que des plaisirs que je qualifierai de mondains et bancaires. On n’est plus du tout dans la littérature. Quand on sort un livre, on mène pendant quelques semaines une petite vie de député. Il faut plaire à tout le monde, voyager… Un écrivain est un écrivain pedndant qu’il écrit, et un lecteur est un lecteur pendant qu’il lit. À part ça, ce sont des citoyens, c’est tout ».

Le jeu de miroirs

Par moments, Weyergans reprend le rôle du critique avisé qu’il est demeuré malgré tout. « Il y a quelques idées à faire passer. Dans Trois jours chez ma mère il y a deux thèmes, la souffrance d’un écrivain et le rôle de la mère. Il faut dire aussi que le livre est drôle ». À cet égard, nos avis ne concordent pas totalement. Pour l’auteur, le thème de la création littéraire dans le roman est un élément de décor sans plus, l’essentiel étant le vécu du personnage. Or ici, la difficulté d’écrire est un objet tellement central qu’il en devient obsessionnel et donne lieu à une mise en abîme répétée. C’est alors que la structure du récit multiple redouble en quelque sorte le propos, la mise à distance du sujet se matérialise dans la succession des personnages fictifs qui reprennent le même rôle et dans l’écriture elle-même qui varie selon la même perspective ou ligne de fuite. Ce qui, entre autres, rend la lecture du roman tellement passionnante. Comme on le devine, ce jeu de miroirs a dû passionner l’écrivain. Tout semble l’intéresser d’ailleurs, et il communique fort bien cette multiplicité, cet essaimage de propos en pratiquant l’art de la digression comme personne. Il cultive en effet la curiosité comme une plante rare mais nécessaire, vitale. Même si ça l’amuse d’utiliser des termes techniques de psychiatrie comme ce mot « subdépressif » que personne ne connait ou n’emploie.

Certes, le rôle de la mère est tellement important que nous n’arriverons guère à en parler. Pour ceux que cela intéresse, il faut dire que la mère de François Weyergans va bien, qu’elle a beaucoup aimé Trois jours chez ma mère, qu’il va prochainement aller la voir en Haute-Provence et aura avec elle un entretien pour la presse. L’auteur a déclaré lors d’une émission de télévision qu’on n’écrit peut-être que pour sa mère, que la mère et l’écriture ont partie liée. À quoi il ajoute aujourd’hui qu’il y a là l’esquisse d’une théorie possible de la littérature : « Il faudrait faire un livre là-dessus. On pourrait partir de cette hypothèse de travail et, par exemple, étudier les correspondances d’écrivains avec leur mère. Baudelaire, Flaubert, décrivant à ses copains sa vie sexuelle et à sa mère les paysages traversés, les lettres de Hölderlin… S’attaquer à un corpus de ces lettres, en dehors des pleurnicheries ou traits ‘gnangnans’, permettrait de faire des découvertes ». Alors que certains ont l’air de s’aviser enfin de la présence de la mère dans l’œuvre de Weyergans, il faut rappeler La vie d’un bébé qui en offre une évocation pleine de fantaisie, Franz et François où elle est constamment présente en filigrane, La démence du boxeur où un très beau portrait vient se loger dans le souvenir du protagoniste.

François Weyergans est donc un écrivain plus en verve que jamais. Il déborde de projets et sait que les projets qui vont aboutir seront renforcés par ceux auxquels il renoncera. Un scénario est en route, un autre roman dont le titre serait Je continue.

Jeannine Paque


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°140 (2005)