Il y a un peu plus d’un siècle, en mai 1922, Le Disque vert naissait des cendres des Signaux de France et de Belgique. Portée par l’énergie de l’écrivain Franz Hellens, que secondaient une poignée de littérateurs belges (Mélot du Dy, Odilon-Jean Périer, Paul Fierens) et français (André Salmon et Jean Paulhan), la revue allait, dans ses premières séries (de 1922 à 1925), s’imposer comme l’une des plus emblématiques de la scène littéraire d’après-guerre.
En offrant une vitrine à des poètes et prosateurs nouveaux tout en s’assurant la complicité d’auteurs confirmés (Gide, Cendrars, Cocteau, Arland, Ramuz et bien d’autres), elle allait s’employer à sortir les lettres belges de l’ornière postsymboliste et les tourner résolument vers Paris et l’Europe, proposer une formidable synthèse des courants de la modernité littéraire et négocier quelques véritables coups de force – l’entrée en littérature d’Henri Michaux ou les premières traductions françaises de Serge Essenine, pour s’en tenir à deux faits marquants.
Parmi les archives susceptibles d’apporter un éclairage original sur les premières années de cette revue maintes fois ramenée à la vie[1], les AML abritent quelques manuscrits et épreuves d’imprimerie (ainsi les corrections autographes apportées par Cocteau à l’hommage qu’il écrivit pour Max Jacob, en 1923[2]), des notes éparses et coupures de presse, mais surtout une abondante correspondance professionnelle, fourmillant d’informations – parfois inédites – sur les dessous du Disque : cette « cuisine interne » qui influença la bonne (ou la moins bonne) marche du périodique. Les lettres dont nous disposons pour retracer ce bout d’histoire éditoriale, dispersées dans de multiples fonds, ont Hellens pour destinataire ou destinateur le plus naturel. Pour lui écrire ou pour le lire, les compagnons du Disque se nomment Paul Fierens, Robert Guiette, Mélot du Dy, Paul Neuhuys ou André Baillon (côté belge), Jean Paulhan, Francis Ponge, Philippe Soupault ou Pascal Pia (chez les Français). Si certains pans de ce corpus ont déjà fait l’objet de publications[3], d’autres mériteraient assurément un travail d’édition critique – songeons à l’ensemble particulièrement riche de 88 lettres que Franz Hellens adressa au poète Mélot du Dy (ML 04291). Le registre et les enjeux d’une telle correspondance se situent a priori bien loin de l’intime, dans les coulisses du négoce lettré. Il s’y révèle toutefois certains « visages » de l’écrivain : de quoi noircir les quelques lignes qui suivent.
Un faisceau d’indices nous renseignent d’abord sur la nature d’un partage de responsabilités entre le directeur et les membres du comité rédactionnel du Disque vert. Les échanges directs entre ceux-ci semblent à vrai dire assez rares : parmi les compagnons des premières heures, Odilon-Jean Périer se désinvestit rapidement, tandis que Paul Fierens migre vers Paris et Mélot du Dy s’installe dans les Ardennes. Aux frais d’incessantes suppliques (« il est plus facile de parler de nos affaires que d’en écrire[4] »), certaines crises aidant, Hellens leur arrache quelques réunions bruxelloises. Mais en l’absence de concertation régulière, la lettre s’impose comme un palliatif, le directeur en hyperactif. C’est Hellens qui dégote la grande majorité des signataires de proses et poèmes, de chroniques et d’enquêtes qui nourriront les livraisons du Disque ; lui qui réclame les corrections d’épreuves et relance les partenaires assoupis ; lui encore qui tient à jour les listes de parutions à recenser, se plaçant aux manettes d’un référentiel littéraire éclectique mais cohérent. Hellens toujours qui répond aux aspirants contributeurs, appelant les uns à la patience, les autres à revoir leurs ambitions ; lui qui s’excuse d’inéluctables bévues ou arrondit les angles lorsque des corrections lui semblent s’imposer (« Je me suis permis (timidement) de noter çà et là au crayon une expression un peu lourde ou une répétition trop visible. Mais vous pensez bien que ce ne sont qu’indications.» [5]) ; invitant encore à réduire un papier trop bavard ou accueillant les doléances d’auteurs froissés (René-Marie Hermant, heurté de n’avoir été convié plus tôt à prendre part à un dossier thématique : « vous l’auriez fait avec intention que vous n’auriez pu mieux réussir ! Misérable ! »[6]). Savant et infatigable épistolier, tantôt diplomate, tantôt flagorneur, parfois finement stratège[7] : tout désigne et confirme Hellens dans son rôle de maître d’œuvre du Disque vert. Rien d’étonnant ainsi, lorsqu’il fait état de nouvelles collaborations, que les marques de la première personne abondent (« J’ai une lettre-préface de Gide » ; « J’ai des pages fort belles de Breton, Jouhandeau, etc. »), tandis que celles du collectif (« notre Lautréamont marche bien », « Edmond Jaloux nous donne un article ») paraissent revêtir une valeur toute rhétorique.
S’il sollicite les membres de son comité de rédaction, c’est donc avant toute chose en songeant à leur force d’écriture ; il leur adresse – avec une dose de familiarité de surcroît – les mêmes encouragements à publier (« Mettez-vous au travail et envoyez-moi vos pages pour le 15 décembre au plus tard[8] »), de semblables rappels à l’ordre. Il est pourtant arrivé à Hellens d’admettre, publiquement ou dans la confidence d’une missive, que certains de ses comparses lui furent d’un soutien indéfectible : « avec vous, annonce-t-il à Mélot, on aime de se donner de la peine, et la réussite est assurée »[9]. Les membres et collaborateurs réguliers sont en réalité fréquemment invités à jouer les intermédiaires et élargir le réseau de sympathisants de la revue. Le moindre mérite de Mélot du Dy n’aura pas été de joindre Jean Paulhan à l’aventure du Disque ; Hellens le charge du reste de négocier l’entrée au comité de Georges Thialet[10], puis de contacter Jean de Bosschère avec une demande délicate[11]. De même Pascal Pia est-il prié de commander à Max Jacob un morceau de prose pour la revue, en octobre 1922. Par-delà les réseaux francophones, Hellens put bénéficier du concours de Stefan Zweig par l’entremise d’Hélène Pins[12], comme il accéda à un réseau d’écrivains anglais grâce à Herbert Read[13]. Le comité représente à la fois une sorte de pouvoir consultatif, mobilisé aux moments clés de l’histoire et des métamorphoses de la revue : en décembre 1923, Hellens s’assure de l’assentiment de Périer, Goemans, Michaux et Mélot pour entériner la nouvelle mouture du Disque vert, désormais voué à paraître en numéros thématiques – on connaît les titres Charlot, Freud et la psychanalyse, Le Suicide et Le Cas Lautréamont, qui auront fait la force visionnaire de la revue, mais on apprend au passage que des volumes devaient être consacrés aux sujets du cirque, du music-hall et de l’assassinat, parfaits compléments aux obsessions d’un surréalisme naissant[14]. Même soumission au vote, en novembre 1924, lorsqu’il est question de déléguer à Michaux la direction du Disque à Paris[15].
Les archives dont nous disposons s’offrent en outre comme un observatoire privilégié de l’existence matérielle du Disque vert : titre qui, des mots de son fondateur, dut sa disparition (ou ses multiples disparitions) moins au manque de souffle que de ressources. Après que Mélot du Dy eut fourni un moyen inespéré d’amortir les frais de composition des premiers numéros (qui parurent accolés à L’ùEcho de la bourse, où son père avait ses entrées), les obstacles matériels se font jour, affaiblissant un organe ne pouvant plus compter que sur une poignée de cotisations (chaque membre s’investissant à hauteur de ses moyens), de rares souscriptions et d’aussi maigres abonnements – entre 10 et 20 selon le cru… Les mois séparant l’été 1923 de l’automne 1925 voient la croisade menée par Hellens pour sortir Le Disque d’une spirale de dettes, satisfaire ses abonnés et rétribuer (bien ponctuellement) l’un ou l’autre rédacteur. D’une borne à l’autre, les missives font alterner les annonces de faillite (« le numéro Jacob […] serait notre chant du Cygne[16] ») et les promesses de résistance (à Paulhan et Rivière : « Le Disque [a] la vie dure et se refus[e] au suicide[17] »). Hellens multiplie les démarches pour assurer une plus large distribution du titre hors de Bruxelles (via Robert Guiette à Anvers ; via Philippe Soupault ou Pascal Pia à Paris[18]).
Les fonds venant à se tarir, on s’efforce de trouver des mécènes ou de négocier un emprunt avec la banque où officie le père d’Odilon-Jean Périer. On songe à plafonner les tirages, puis on envisage une fusion toute stratégique avec la revue Créer, que les Liégeois Arthur Petronio et Gilles Anthelme se disent prêts à sacrifier pour la survie du plus prestigieux « D.V. »[19]. Quitte à désavouer un principe d’indépendance claironné dès 1922, on va jusqu’à quémander un subside de la Commune d’Ixelles. Répugnant à ces manœuvres pécuniaires et n’ayant guère plus le temps de s’y employer, Hellens cherche à s’associer les services d’un administrateur (« attendu comme un messie »[20]) : la fonction glisse de main en main, de Robert Goffin à Périer (« Comment et par qui le remplacer ? Où trouver ce zèle intelligent ? » [21]), puis du couple Goemans (« Ils sont tout feu et flamme et connaissent beaucoup de monde » [22]) à une jeune Anglaise, Mlle Kent, en qui le directeur place tous ses espoirs – bien qu’il ait à convaincre Mélot que sa « nature » de femme ne constituera pas un obstacle à l’efficacité ni à l’engagement qu’elle consacrera à la tâche[23]. En vain : Hellens doit colmater les brèches, reprendre l’intérim, puiser dans ses propres deniers pour placer L’Imprimerie industrielle et financière dans des dispositions favorables et s’assurer que la série en cours aboutisse dans les plus sereines conditions. L’établissement lui retirant sa confiance, l’écrivain finit par prier Mélot de « faire l’impossible »[24] pour éviter que de nouveaux reports ne finissent par lasser les abonnés de la revue. Jusqu’à ce point de non-retour, en novembre 1925. Face aux menaces de l’imprimeur, qui le tient personnellement responsable du lourd passif accumulé par Le Disque, Hellens laisse voir toute sa détresse dans une lettre à son ami :
M’abandonneriez-vous, après trois années de collaboration, de travaux communs pour un but désintéressé ? Vous savez avec quelle ardeur j’ai mené pendant trois ans une revue dont le mérite avéré fut de faire connaître en France des poètes et prosateurs d’avant-garde. Si j’y ai réussi, croyez bien que ce ne fut pas sans peine. Combien ai-je négligé mes travaux personnels pour me consacrer tout entier à cette œuvre si difficile ! […] Je ne doute pas, cher ami, que vous me restiez fidèle en ces circonstances pénibles.[25]
L’envoi de cette lettre précède de peu une réunion houleuse d’un matin de décembre, qui devait temporairement brouiller les deux hommes et sceller la fin de la période héroïque du Disque vert[26]. Ces lignes dessinent encore un autre visage, s’ajoutant à ceux de l’animateur zélé et du trésorier malgré lui. Celui d’un écrivain de l’ombre, d’une « cheville ouvrière » qui n’hésita pas à sacrifier sa prose et ses ressources à l’avantage d’une entreprise collective[27]. D’un ami généreux de son temps : le même qui promit à Baillon de laver son honneur après l’affront que lui fit un journaliste du Pourquoi pas ?[28], ou qui répondit de bonne grâce aux inquiétudes de Pascal Pia (« Mes notes sont-elles justes ? Vous agréent-elles ? ») et de Francis Ponge (« Si vous aviez recueilli quelque opinion ou critique sur mes écrits au Disque vert, vous m’en feriez part, n’est-ce pas ? »[29]). Bref, l’image d’un médiateur littéraire désigné, négligeant invariablement son talent propre.
Un « sacerdoce » qu’il convient de nuancer et de redéfinir dans sa valeur (au moins) partiellement posturale. Ne serait-ce que parce que la tâche qu’il a parfois désignée comme « ingrate », Le Disque vert, est aussi celle qui ouvrit à Hellens ses plus franches coudées dans le champ littéraire international. Et qu’il eut l’honnêteté, quelque dix années après le chant du cygne dont il fut ici question, de confier à Mélot : « Je n’ai rien perdu à être servi le dernier»[30].
Florence Huybrechts
[1] Sur l’histoire éditoriale du Disque vert et de ses déclinaisons (Signaux, Les Ecrits du Nord, Nord), voir l’excellent descriptif établi par Jean WARMOES dans Cinquante ans d’avant-garde (1917 – 1967), Bruxelles, AML/Bibliothèque royale de Belgique, 1983.
[2] Cote du document : ML 02187.
[3] Voir notamment Pascal PIA, Au temps du Disque vert. Lettres à Franz Hellens (1922-1934), éd. établie par René Fayt, IMEC, coll. « Pièces d’Archives », 2006.
[4] ML 04291/0038.
[5] ML 00040/0003.
[6] ML 00090/0113.
[7] Ainsi, lors d’une vive polémique opposant le cinéaste Jean Epstein au poète Ivan Goll, au sujet de la parution d’une chronique du Disque vert en juillet 1922, Hellens se réjouit-il qu’un tel « incident » puisse attirer à sa revue une « publicité inattendue » (voir ML 00040/0004-11).
[8] ML 04291/0028.
[9] ML 04291/0018.
[10] ML 04291/0029.
[11] ML 04291/0055.
[12] ML 00040/0047.
[13] ML 00040/59.
[14] ML 04291/0083.
[15] ML 04291/0026.
[16] ML 04291/0081.
[17] ML 04291/0024.
[18] Voir ML 00040/0029, ML 00090/0136 et ML 00040/0063.
[19] ML 04291/0080.
[20] ML 04291/0081.
[21] ML 04291/0018.
[22] ML 04291/0082.
[23] ML 04291/0027.
[24] ML 04291/0028.
[25] ML 04291/0035.
[26] ML 04291/0041.
[27] Régulièrement dans l’histoire du Disque vert, Hellens réduira sa contribution au strict minimum, s’adaptant à un volume de textes souvent trop important. Voir par exemple ML 04291/0054.
[28] FS III 160/276-277.
[29] ML 00040/0054.
[30] ML 04291/0065.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°213 (2022) – série « Les Instantanés des AML »