À l’occasion du vingtième anniversaire de la mort de Franz Hellens, l’Académie royale de la langue et de littérature françaises consacre trois ouvrages à célébrer, en bon prince, celui qui toute sa vie refusa de siéger en son sein. L’hommage est double puisque, d’une part, Robert Frickx, avec Franz Hellens ou le temps dépassé, brosse le portrait le plus complet à ce jour de l’homme et de son œuvre, et que, d’autre part, des textes peu connus sont réédités dans la collection de poche : Bass-Bassina-Boulou et Notes prises d’une lucarne suivi de Petit théâtre aux chandelles. Ainsi revisitée et dépoussiérée, la figure d’Hellens n’en parait que plus riche. Elle illustre à la fois le talent et la fécondité du créateur, son rôle charnière et tutélaire, mais aussi ses faiblesses, qui loin d’être un obstacle à gouter son œuvre, en sont aussi les clés d’une approche plus intime.
Sans doute a-t-on trop souvent privilégié le rôle du « fantastique réel » dans sa création au détriment de bien d’autres facettes, toutes aussi essentielles parce qu’étroitement imbriquées, nourries d’une même vision de l’art et du monde. Jusqu’à son dernier souffle (Hellens est mort à l’âge de nonante ans), il n’a jamais cessé d’écrire, avec chacune de ses fibres, canalisant toutes ses facultés intellectuelles et affectives dans une activité qu’il voulait la plus authentique possible. Aussi n’est-il pas étonnant qu’une large part autobiographique insuffle bon nombre de ses textes. Ce qu’attestent d’ailleurs son journal intime (quelque cinq mille pages inédites) et ses Documents secrets (1905-1956), source inépuisable pour la connaissance de l’homme et la genèse de ses livres.
Quant à l’œuvre poétique, on aurait tort de la sous-estimer lorsqu’on sait qu’il considérait la poésie comme « le sel nourricier de tous les arts ». De ses premiers vers d’adolescent, où l’influence de Verhaeren et d’Eekhoud est encore très sensible, à la simplicité d’épure du Temps dépassé (1970), sa poésie évoluera constamment vers plus de dépouillement et la recherche d’une musicalité interne. Les Notes prises d’une lucarne, suite de proses poétiques brèves composées lors de son premier séjour à la Côte d’Azur en 1917, révèlent en outre l’œil aiguisé d’un peintre apte à rendre l’essentiel d’une perception visuelle, quelle que soit la banalité du sujet.
Bien que doué d’une intelligence plus intuitive que spéculative, Hellens conjuguera toute sa création romanesque sur un mode éthique et philosophique, centré sur le problème du Bien et du Mal (qu’incarne magnifiquement le Théophile des Mémoires d’Elseneur, 1954). Le rôle qu’il accorde à la fatalité et à la mort l’amène à l’idée d’ « amnistie générale » tandis que sa conception d’un esprit vital, relayé dans chaque cellule de l’univers, rejoint les théories panthéistes et animistes. C’est dans Bass-Bassina-Boulou (1922) qu’il exprime pour la première fois, avec un lyrisme tout empreint d’humour, cette vision animiste d’un continuum universel. Au déclin de ses jours, sa réflexion s’orientera, de manière intense et poignante, sur la question du temps et de la vieillesse (L’âge dur, 1961, Valeurs sûres, 1962).
Mais il serait tout aussi injuste de reléguer la veine fantastique sur un plan secondaire. Encore convient-il d’en saisir la nature et la portée dans l’œuvre d’Hellens. Comme le souligne Robert Frickx à la suite de Todorov, « le fantastique est moins un genre qu’un effet, une coloration dont peuvent se teinter des œuvres fort diverses ». L’originalité d’Hellens consiste à dégager le fantastique du lit de la réalité par la qualité du regard posé sur celle-ci. Percevoir le côté effrayant ou étrange des choses suppose une « imagination émotive » : « le fantastique sort tout droit de l’homme, il ne quitte jamais le réel, il l’élargit » affirme-t-il. D’où l’importance du rêve, éveillé ou non, source d’illumination, matière première de bien des récits (Mélusine fut écrit en 1917 dans une sorte de transe onirique, préfiguration des tentatives surréalistes). Reste que la variété de l’expression et la richesse thématique de son œuvre n’excluent nullement le recours au fantastique « extérieur », au mythe et au symbole.
Si Hellens fut un grand solitaire, il n’en a pas pour autant ignoré ses semblables. Ma femme, bien sûr, l’amitié aussi traversent toute son œuvre. Les plus humbles captent la sympathie de ce communiste, anarchiste avant tout, que ce soit dans la peinture sociale (Le magasin aux poudres, 1936) ou la satire (Mélusine).
On connait sans doute moins le Hellens dramaturge. Son répertoire est mince, en partie inédit, très rarement joué. S’il doutait – probablement à juste titre – de son sens dramatique réel, toutefois, les cinq pièces réunies dans le Petit théâtre aux chandelles, composées entre 1911 et 1920, ne manquent pas de qualités : il y donne du meilleur dans les scènes légères, cernant d’un trait cruel la fraicheur et le piquant des dialogues.
Enfin, s’il fait figure de doyen de nos lettres, c’est aussi parce qu’Hellens fut un chainon entre les esthétiques de deux siècles, un révélateur inquiet des talents de ses contemporains, un critique passionné et l’initiateur du Disque vert, véritable « champ d’expériences », passerelle entre les artistes, les arts, son pays et le monde.
Dominique Crahay
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°73 (1992)