Conversation avec Gaston Compère

Gaston Compère

Gaston Compère

Poésie, nouvelles, romans, théâtre, essais, adaptations d’ouvrages dramatiques : l’œuvre de Gaston Compère écrivain jalonne la littérature de plus de soixante rendez-vous. Mais ce territoire connu de tous ne doit pas occulter un domaine plus secret, celui de Gaston Compère compositeur. Auteur d’un opéra en collaboration avec Paul Uy, Sarah, créé au Festival de Spoleto en 1989, de quatuors interprétés par le Quatuor Quadro ou d’autres pièces écrites « à la demande », Gaston Compère a renoué depuis une quinzaine d’années avec l’écriture musicale qu’il avait abandonnée à l’aube de ses trente ans. La Musique est toujours restée cependant une ardente préoccupation ; le volume qui vient d’être publié aux éditions La renaissance du livre en témoigne comme le concert que va donner en décembre prochain la mezzo Sophie de Tillesse. Elle va interpréter des textes du Grand Bestiaire mis en musique par leur auteur. C’est l’occasion d’une rencontre avec l’écrivain et le compositeur, celui qui « interprète à sa manière un monde de ténèbres ».

Le Carnet et les Instants : Quelle est la genèse de ce spectacle qui unit votre musique à vos textes et qui est programmé en décembre de cette année ?
Gaston Compère :
Une personne, qui est devenue une amie depuis lors, qui est mezzo, m’a demandé d’écrire des notes pour six ou sept textes du Bestiaire [Le grand bestiaire, La renaissance du livre, 1979] que j’ai publié il y a quelques années. J’ai donc écrit de la musique pour quintette à vent, un quatuor et un cor, pour accompagner la voix de Sophie de Tillesse. Ce sera conçu comme un oratorio, à partir de ce que je connais de la voix de l’interprète.

La musique fait partie de votre histoire depuis très longtemps.
Depuis mon enfance, la musique m’importe beaucoup. À cinq ans, je connaissais le solfège et je pensais me consacrer à la musique. Mais mon père n’était pas d’accord, il voulait que je fasse des études universitaires et j’ai donc suivi les cours de philologie romane à l’Université de Liège et les cours  du Conservatoire en plus. Jusqu’à l’âge de trente ans, j’ai composé puis j’ai connu des déboires et j’ai laissé tomber. Il y a une dizaine d’années, Jean-Paul Dessy m’a prié de me remettre à l’ouvrage. J’ai trouvé un grand plaisir à réécrire de la musique. Le Quatuor Quadro a créé ma pièce, ce fut une belle aventure qui m’a redonné le gout de l’écriture musicale. Aujourd’hui j’éprouve plus de plaisir à écrire de la musique que des textes avec des mots.
J’avais lâché la musique parce que, en musique tonale, j’avais l’impression que tout avait déjà été écrit. Il fallait trouver une grammaire qui fasse que les notes que vous tracez n’aient pas déjà été entendues dans cet ordre-là. Ça peut sembler un peu rebutant pour l’auditeur, mais on écrit de la musique pour soi, si elle trouve des auditeurs après, tant mieux.

Dans votre livre, vous sembles assez acerbe vis-à-vis des musiciens interprètes…
Bien souvent, les musiciens m’ont l’air d’être des fonctionnaires. C’est toujours la même histoire : les musiciens, c’est comme les comédiens, il leur faut un public mais une fois que le public est là, la vanité transparait. Quand on n’a pas assez d’empire sur soi, la vanité est souvent là. A contrario, je retiendrai cette réflexion d’un violoncelliste hollandais, Bijlsma, à propos d’une pièce pour violoncelle seul de Bach : « Devant cette partition, la seule chose qu’il soit raisonnable de dire, c’est que vous êtes un servant de la musique, un servant bien humble. Que suis-je à côté de Bach… ». C’est malheureusement une réflexion que beaucoup de musiciens ne se font pas. Les musiciens baroques semblent particulièrement suffisants et convaincus d’avoir retrouvé la vraie musique, leur mépris pour ceux qui aiment autrement qu’eux est indéniable. Leur façon de jouer a certainement rafraichi la musique baroque mais leur impudence et leur autoritarisme sont insupportables.

On sent dans votre livre beaucoup d’énervement vis-à-vis de ces musiciens qui usent et abusent de la musique du passé, en matamores plus qu’en serviteurs. Vous regrettez que les musiciens s’intéressent en général si peu à la création d’aujourd’hui. Mais quand vous évoquez Pierre Boulez, vous n’êtes pas tendre non plus.
C’est exact, beaucoup de ces textes ont été écrits sous l’empire de la mauvaise humeur. Mais Boulez m’a surtout énervé parce qu’il a écarté tous ceux qui n’étaient pas dans « son club » et il a fallu un bon bout de temps pour que ces compositeurs ne soient rejoués en France. Tout cela à cause de Boulez compositeur.

Vous allez souvent au concert, à l’opéra ?
Depuis cinq ou six ans, j’ai des problèmes de santé qui m’empêchent d’aller au concert, je le regrette. Quant à l’opéra, je pense que les défauts que je relève chez certains musiciens, certains chanteurs, se manifestent au carré !

Vous écrivez « Rien de plus vulnérable que la musique ».
Vous le savez, la musique ne dit rien et elle dit tout en même temps, c’est tellement fragile, la musique, il suffit que le violon s’arrête… Mais, pour moi au moins, c’est ce qu’il y a de plus beau au monde. La musique fait entendre que nous ne sommes pas seulement ce que nous sommes… Je reprendrai la parole de Pascal : « L’homme passe infiniment l’homme ». C’est très vrai pour moi.

Dans votre livre La musique énigmatique, une chose me gêne. Avec les lettres à Jean-Paul Baras, Jean-Paul Dessy, on n’entre pas tout de suite au cœur de la matière, on a l’impression que vous voulez dérouter le lecteur. C’est seulement s’il franchit toutes ces étapes que vous lui livrez vos réflexions véritablement centrées sur la question de la Musique. C’est assez difficile d’entrer dans votre livre…
Il faut prendre du recul, je pense utile d’amener le lecteur à prendre de la distance.

Vous avez utilisé aussi des « comparses » pour créer cette distance, vos sentiments passent à travers des lettres écrites à des amis, des dialogues avec votre nièce ou avec des amis… parfois, cela amène une part d’ambiguïté…
C’est un procédé littéraire, c’est tellement plus simple et plus efficace quand on s’adresse à quelqu’un. On amène automatiquement une certaine vie dans le texte quand on entend des personnes qui réagissent. Si cela vous parait parfois ambigu, c’est pour moi une manière de se poser inverse à celle d’un éditorialiste : on reste ouvert sur plusieurs horizons.

Vous écrivez de la musique au gré de vos envies ou faut-il que quelqu’un suscite votre écriture ?
J’écris si on me le demande. Il y a la musique pour Sophie de Tillesse, la musique pour le Quatuor Quadro, pour un pianiste ou un autre musicien. Actuellement, j’écris pour l’orgue un Requiem à ma façon, c’est-à-dire à l’opposé du Requiem de Verdi où Jupiter passe avec ses tonnerres. La musique tonitruante ne me dit pas grand-chose. Ce sera un Requiem intime, qu’on puisse jouer sur un petit dispositif. C’est parce qu’un ami musicien, organiste, me l’a demandé. La littérature me tente plus également lorsqu’il y a une rencontre avec quelqu’un. Actuellement, j’écris 26 textes inspirés par le non-sens pour accompagner les collages d’une amie sur les lettres de l’alphabet.

Cela vous fait-il un choc lorsque vous entendez votre musique jouée ou chantée par les musiciens qui l’interprètent ?
Je ne participe plus à ce stade-là, ce n’est plus mon truc, pour moi, l’important, c’est l’écriture sur papier. Le reste ne relève plus du compositeur. Je ne vais pas au concert. Ce n’est jamais ce qu’on a pensé, je crois qu’il vaut mieux garder sa propre façon de voir.

Vous écrivez vraiment autant de lettres que votre livre le laisse supposer ?
Ah oui, on dit que je suis le dernier épistolier de Belgique ! J’aime beaucoup écrire des lettres. D’ailleurs, si vous avez encore d’autres questions, écrivez-moi une petite lettre, je me ferai un plaisir de vous répondre…

Nicole Widart


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°130 (2003)