Geneviève Mycke ou la passion foudroyée

Écrire ou la migraine

Geneviève Mycke ou la passion foudroyée, textes inédits présentés par André-Marcel Adamek, Alain Bertrand et Ady Francot, Bernard Gilson, 1996

Les auteurs se cachent parfois ou bien différent le moment de naître. Der­rière une raison sociale ou une pas­sion à brûler, ils protègent des fêlures qu’ils ne dévoilent qu’à eux-mêmes, sur les pages d’un carnet entrouvert aux amis, aux initiés. Quand survient ce rien qu’est la mort, on ressent l’urgence et se précipite ; on vou­drait biffer du journal le fait divers, mais le lien est rompu, à jamais. Geneviève Mycke avait trente-quatre ans, lorsqu’elle s’est tuée, en décembre 1995, au volant de sa voiture, quelque part entre Soignies et Bruxelles. Elle avait eu le temps de vivre quelques rêves et celui d’écrire d’une main sûre assez de pages pour une œuvre d’écrivain. L’éditeur Bernard Gilson réunit aujourd’hui un ensemble de textes tous inédits, également denses et déchirants, com­prenant des poèmes, une nouvelle et un bref roman.

En moins de cent pages, Le rêve des dragons met en scène l’aventure d’une tendresse sin­gulière, vraisemblable à force d’étrangeté. Dès l’incipit, la narratrice donne le ton et brise l’illusion : « Je voulais devenir écrivain. Pour ne pas m’y aider, j’avais reçu de nais­sance la tête plantée de travers, et sur les jambes un système pileux ostensiblement déve­loppé». Faute d’atteindre son but, elle se sa­tisfait du meurtre et de la misanthropie. Seul Rafaël, cinq ans, trouve grâce à ses yeux et peut faire taire son cynisme. A l’enfant, elle « raconte le monde » pour remplacer par l’imaginaire la mocheté du réel et, surtout, pour retarder, comme dirait Alexandre Jar­din, l’entrée en adultie. Elle sait, naturelle­ment, que les dés sont pipés, que c’est perdu d’avance : « Un jour, une nuit, je ne raconte­rai plus, moi qui lis pour me taire, et Rafaël n’aura plus jamais cinq ans mais seulement ses cent ans de solitude ». Un voyage à la ren­contre des dragons de Komodo n’en pourra mais, car tout est plus beau qui ne se réalise pas, qui demeure idéalement dans les songes ou les livres. Transcrit avec humour et poé­sie, ce conte moderne se conclut sur une quête avortée. En chemin, on s’est fourvoyé, en pensant se découvrir soi-même. On a vu la mort aux aguets et la perte de l’enfant qu’on n’a pas su être — ou qu’on a été briè­vement, frileusement.

Dans les poèmes (Les Anges maladroits et Femme éteinte), l’angoisse éclate en flots âpres, sans échappatoire vers l’ironie ou la rêverie. En prose ou en vers libres, Gene­viève Mycke jette sur la page ses blessures avec la brusquerie de qui arrache d’un coup ses pansements pour ne souffrir qu’une seule fois. « Elle est fluette, la détresse, écrit-elle, sur ce drap chiffonné! où se love mon poids de cri. » Le long poème de Femme éteinte explore les métaphores obsédantes de la folie et de l’enfermement, dans une forme davantage concertée, alternant des­criptions sèches et soliloques lyriques d’une femme à une autre, en duel de solitude. Quand elle ne se révèle pas un fonds de commerce poétique éculé, la mise à nu du mal de vivre peut nous toucher au plus pro­fond. A lire Geneviève Mycke, il se décèle une vérité dans l’accent, une authenticité que n’entache aucun calcul. Il se pressent qu’elle ne poursuivait dans l’écriture pas d’autre but, qu’il lui fallait nommer les fissures de l’être pour tenter, en vain, de les combler : « Les visages se défont, les/murs se dressent devant mes désirs : je/ne reconnais même plus mes désirs. Je/marche en chêne dé­raciné, toute la/migraine au front amassée comme un/feuillage. »

Laurent Robert


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°95 (1997)