Georges Linze (1900-1993) : mémoire de l’avenir

Georges Linze

Georges Linze par Marcel Lempereur-Haut

Peut-être vous souvenez-vous du singe de l’encre ? En 1791, Wang Ta-Hai en racontait l’histoire. C’est du moins ce que prétend Borges dans son Manuel de zoologie fantastique. Et j’imagine fort bien ce singe de l’encre assis à côté de Georges Linze dans son bureau du premier étage, au n°98 rue de Xhovémont, à Liège. Il attend patiemment que l’écrivain ait fini son œuvre, « puis il boit le reste de l’encre ». À présent, il ne reste plus d’encre rue Xhovémont et Linze a disparu le 28 janvier dernier. Ses livres demeurent comme autant de cailloux semés depuis 1920 sur sa trajectoire terrestre. Il faudra les redécouvrir ou, tout simplement, les découvrir.

Ce qui nous rendra la tâche un peu complexe, c’est qu’il s’agit d’une œuvre gigogne et à tiroirs multiples. Elle posait un de ses premiers jalons, avec une certaine et tranquille candeur, dès 1923, dans des propos d’art contemporain au sujet du peintre Auguste Mambour : « Aujourd’hui, l’art s’alimente d’émotions nouvelles, si nouvelles qu’elles dénotent un réel déplacement de la sensibilité. On ne dit plus ‘beau comme une fleur ou un son de flûte’ mais ‘beau comme une cabine télégraphique ou la régularité d’un moteur’. C’est étonnant parce que nous en prenons à peine conscience. Il faudra bien en faire une évidence ». Mais cette évidence fut-elle tellement évidente, même pour Linze, qui intitulait encore, en 1984, un de ses recueils Comprendre arbres et machines ? Et nous voilà brusquement au cœur du « mystère » Linze, ou, du moins, d’un étonnant paradoxe. Comment donc rapprocher le versant « homme » et le versant « œuvre » ? D’une part, un parti-pris de modernité, de futurisme, et, d’autre part, une biographie quais écologique, avec des longs séjours à la campagne – sur les bords de la Semois – et d’immenses voyages à travers le monde entier.

Avant et après

Les études ultérieures concernant l’auteur de Poèmes du miracle d’exister devront tenir compte d’une existence en deux parties : avant la guerre 40-45, et après. De 20 à 40, un extraordinaire bouillonnement d’œuvres et de poèmes, de prises de position, de conférences un peu partout, de correspondance établie avec des artistes du monde entier, des approches cosmopolites de la littérature en train de se faire. Après 1940, non pas un repliement sur soi, mais une existence plus paisible, consacrée presque exclusivement à l’écriture de ses nombreux recueils. Et toute sa vie une activité – même si c’est en sourdine – de journaliste défendant l’œuvre de ses cadets.

Poésie du premier degré d’un Linze que tout étonne et stupéfie :

Il y aura,
dans les vergers,
des enfants nus
qui regarderont passer
des machines lentes et silencieuses

En quelques mots, il définit parfois la poésie. Ainsi, il participe en automne 1938 à un hommage collectif à Jules Supervielle (Revue Regains) et il écrit : « La poésie est d’abord créatrice d’images. C’est sa respiration ». Beaucoup plus tard, un jeune poète, André Bosmans, faisait allusion, dans un lettre à Linze datée du 7 mars 1964, à ces images poétiques. Il se référait à un tract de Nougé concernant la « banalité des objets », banalité heureuse, forcément, ajoutait Bosmans. Et il poursuivait : « Cette idée implique la gloire des images faites d’objets-de-mots-choisis : le ciel, les nuages, la feuille, la pierre, le soleil ; et sans doute aussi quelques objets ‘manufacturés’ : le parapluie, le réverbère, la locomotive, le violon, l’horloge… » Chose curieuse, c’est précisément cette « banalité » du poème que d’aucuns reprochent à Georges Linze !

Ces quelques lignes ne font qu’évoquer très peu Linze et son œuvre (il faudrait parler longuement de sa revue Anthologie). L’exploration de cet univers réserve bien des surprises. L’une d’elles, par exemple, consiste en la présence de poèmes de Georges Linze dans une Anthologie de la nouvelle poésie française de Belgique, publiée en 1934 par les éditions de la revue Sang nouveau à Charleroi. On y trouve les noms de Franz Hellens, Odilon-Jean Périer, Jean de Boschère, Hubert Dubois… J’y lis également ce vers : « On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret ». Les pages suivantes sont de Georges Linze. Dans ce volume, les textes de Forces du temps, de Danger de mort, de Pont, suivent ceux de Un certain Plume, d’Ecuador et de Qui je fus… Henri Michaux et Georges Linze se côtoient. Est-ce pure coïncidence ? Cela témoigne en tout cas de l’extraordinaire effervescence poétique de l’époque.

Jacques Izoard


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°77 (1993)