Double rendez-vous avec Michel de Ghelderode, cette saison! L’épistolier magnifique, dont Roland Beyen nous livre le neuvième volume d’une Correspondance dont on ne se lasse jamais tant elle est vive, personnelle, ironique. Le grand dramaturge, à travers sa pièce Don Juan, thème du troisième Cahier de l’Association internationale Michel de Ghelderode.
Accompagner Ghelderode au long des années 1958-1960, c’est traverser d’abord maintes désillusions dont ses lettres portent l’écho. Or il espérait beaucoup de l’année 1958, qui le verrait atteindre, le 3 avril, le cap des soixante ans. Nul doute que la Belgique s’en souvienne et l’honore, dans le cadre de l’Exposition Universelle – que, par ailleurs, il flétrit avec une sarcastique allégresse : « ces lieux d’exhibition où se peut mesurer l’innocence et la bêtise internationales ! C’est la nécropole de ce qu’on nomme l’Intelligence !… » Il aura le seul plaisir d’y voir reconstituée, en un Salon Ghelderode, sa « chambre de perpétuel crépuscule et secret labeur que je nomme « Chambre d’Amitié » pour ce que tout m’y parle de mes compagnons vivants ou défunts – car les morts y reviennent ». Mais le Festival Ghelderode envisagé reste en rade.
Les pièces jouées sont rares, aussi bien à Paris que chez nous, et les succès à l’étranger (Escurial, notamment, est applaudi à Rome comme à Vienne) n’adoucissent guère son amertume.
Il s’incruste dans sa solitude, aggravée par des problèmes physiques harcelants, qui l’empêchent de mettre le point final aux tomes VI et VII de son Théâtre chez Gallimard, tourment obsédant ; d’achever ses contes et de se consacrer à ses souvenirs, amorcés en 1942, sous le titre Une saison en Belgique.
Songe-t-il à écrire encore une œuvre nouvelle ? Un sujet le hante : Don Quichotte : « le génie de Cervantès, qui me réchauffe depuis l’aurore de mon existence, rayonnera-t-il encore in extremis en ces années où je me prépare à déposer la plume, la lance du fol. Il suffirait d’une illumination, d’un mirage – car le métier, ce n’est rien, j’en ai assez… », confie-t-il à Marcel Lupovici, l’un de ses correspondants familiers avec Jean Stevo, Alain Bosquet, Madeleine Gevers…
Au cours d’une année 1959 en demi-teintes, Ghelderode se réjouit pourtant que Georges Goubert crée Pantagleize sous le titre Quelle belle journée ! à la Comédie de l’Ouest (Rennes), et, surtout, que le fidèle Lupovici, qui avait monté en 1953, au Théâtre de l’Œuvre, à Paris, un mémorable L’ecole des bouffons, crée au Festival d’Art dramatique de Saint-Malo, au mois de juillet, Barabbas, dans sa troisième (et définitive) version, « dépouillée de tout ce qu’elle avait de mystique encore, de religieux : il ne demeure que le drame humain, la révolte ». Un événement, qui se déroule dans la cour du château d’Anne de Bretagne, en costumes du temps de Bruegel, et auquel il a cru un moment assister. Sa santé défaillante et son horreur des mondanités littéraires le gardent finalement à Bruxelles.
L’accueil est enthousiaste, mais la joie du dramaturge est gâchée par un « affront public » qui le blesse au plus profond : la Légion d’honneur annoncée ne lui est pas accordée.
Le plus beau moment est à venir : l’été 1960, la Ville d’Ostende lui rend un hommage éclatant, dans le cadre du centenaire de la naissance d’Ensor dont il a souvent chanté le génie diapré et malicieux. Ce « couronnement », en sa « ville de dilection », où règne « la plus belle lumière du monde, qui fait les peintres ! » s’exalte-t-il dans une lettre à son ami Jean Ray, se déroule le 16 juillet, « jour intense entre tous ». Séance académique, représentation de sa pantomime Masques ostendais, inauguration d’une exposition documentaire sur sa carrière d’auteur dramatique, et surtout présence ou messages d’amis chers : une « fête de l’âme », qui enchante et bouleverse ce solitaire ombrageux, qui s’estime dédaigné, honni, persécuté, et se retrouve fêté, célébré, acclamé.
En ce même heureux été, l’association The American Friends of Michel de Ghelderode, fraîchement fondée à New York par Samuel Draper, appose une plaque commémorative sur la façade de sa maison natale, rue de l’Arbre Bénit, à Ixelles (Bruxelles).
Toute l’année 1960 s’avère faste : on joue du Ghelderode à Lausanne, Amsterdam, Bradford, Montréal, Bordeaux… Une première anthologie de sept pièces paraît à New York.
Toutefois, il ne réussit pas à reprendre ses pièces anciennes inachevées, des contes depuis longtemps abandonnés. Ni à composer un recueil d’études sur des artistes et autres proses dispersées dans des revues, des catalogues, qu’il projetait d’intituler Pour le chien (« tout ce qui tombe de la table d’un écrivain, de bons morceaux parfois que le chien trouve excellents ! »).
Mais, s’il se désole que les forces, la disponibilité d’esprit, le temps lui manquent pour assurer le devenir de ses œuvres, il ne désarme pas. « Que le corps se délabre, c’est l’ordre – mais l’esprit, flamme, gagne en hauteur avant de s’éteindre ». Refusant d’abdiquer, il reste « un absolu, un inassouvi, un amoureux de la Vie », « transi fors de cœur… ».
Un monde de carnaval, cocasse et désespéré
Le Cahier Ghelderode N° 3 se penche sur la figure mythique de Don (ou Dom) Juan, qui a traversé les âges, les frontières et les arts, et suscité d’innombrables interprétations. Une exposition à la Bibliothèque Nationale de France, l’an 1980, en recensait – on croit rêver ! – mille deux cents versions écrites depuis la tragi-comédie de Tirso de Molina, en 1630. Celle que signe Michel de Ghelderode se distingue par sa férocité, qui laisse à peine percer une certaine compassion pour un fantoche ridicule et pathétique.
D’entrée de jeu, Jean-Baptiste Baronian souligne comment le dramaturge a « démythifié, désacralisé, défiguré, démonté, déconstruit » le personnage. Son Don Juan /René n’est qu’un triste imposteur, égaré, dérisoire.
Gabrielle Dailly et André Deridder évoquent les éclairages contrastés qu’a connus l’éternel séducteur, et, en regard de ses exploits, suivent la pitoyable (més)aventure du petit bourgeois sans attrait, imaginé par Ghelderode, qui se déguise en Don Juan, un soir de carnaval, et tente de s’identifier à celui qui est, à ses yeux, « le plus universel, le plus captivant des héros ». Mais il se fourvoie totalement et « apprend à ses dépens que ce n’est pas tant les mythes qu’il faut combattre mais les cultes que les hommes leur ont voués. »
Histoire cruelle, désenchantée, que résume ainsi Roland Beyen : « Toute réalité étant illusoire, le mensonge est bien « la suprême ressource », suggère la pièce, mais il faut mentir avec mesure, sans oublier qu’on ment. »
Elle a pris d’abord la forme d’un « drama-farce pour le music-hall » écrit en 1926 mais jamais représenté, ce qui eût relevé de la gageure, s’amuse Jacqueline Blancart-Cassou, en détaillant les folles difficultés techniques qu’auraient posées des jeux scéniques en cascade, souvent burlesques, bruyants, qui risquaient en outre de noyer les longues tirades des acteurs… Remaniée en 1937, quelque peu allégée, intitulée cette fois Don Juan ou les amants chimériques, la pièce ne sera créée qu’en 1962.
On aime retrouver au fil des pages la signature de Ghelderode sous un texte qu’il publia en 1927 dans Le Carillon : La fin de Don Juan. Car il fut peut-être le dernier à rencontrer le célèbre Burlador au soir de sa vie, le visage « couvert d’un grime d’amertume ». Le seul à recueillir, devant la mer du Nord chère à tous deux, ses confidences désabusées avant qu’il ne déserte ce bas monde – désormais sans grandeur ni génie, sans fêtes et surtout sans femmes qui valent qu’on se damne – pour « celui des légendes ou des chimères ».
Et l’on prend grand plaisir à écouter, sur le CD joint au Cahier, des fragments des Don Juan de Molière et de Ghelderode. Deux incarnations opposées de cet « aventurier de l’amour » qui hante la littérature…
Francine Ghysen
Correspondance de Michel de Ghelderode, t. IX, 1958-1960, établie, présentée et annotée par Roland Beyen, Bruxelles, AML Éditions, 2010, coll. Archives du Futur, 785 p., 40 euros.
Cahier Ghelderode N° 3, Don Juan, 2009, 98 p., avec un CD-ROM. Association internationale Michel de Ghelderode, 10, Clos du Cheval d’Argent, 1050 Bruxelles. T. 02/245 20 29.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°162 (2010)