Thomas Gunzig, Assortiment pour une vie meilleure

D’un cheval l’autre

Alain BERENBOOM, Le maître du savon, Le Cri, 2009
Thomas GUNZIG, Assortiment pour une vie meilleure, Au diable vauvert, 2009

Deux recueils de nouvelles sous la plume de deux écrivains à la personnalité bien marquée. L’un plutôt garnement, l’autre aussi. Tous deux, Alain Berenboom et Thomas Gunzig, joignent  certains textes déjà parus, mais aujourd’hui épuisés, à une nouvelle escadrille d’objets non identifiables. Et, berenboom le maitre du savonchemin faisant, tous deux aussi mordillent quelque peu la belgitude comme une friandise douce-amère qui colle aux dents. Du reste pour Berenboom, ses doutes sur sa qualité d’ « écrivain belge », exprimés dans le texte-portique relèvent à la fois de l’autodérision  et d’une façon détournée d’évoquer les complications et les difficultés identitaires qui sont notre lot. Quant à la nouvelle-titre du recueil Le Maître du savon, elle donne la mesure d’un imaginaire fantasque, mais ancré aussi et surtout dans les bizarreries de l’animal humain. Et elle démontre, en l’occurrence, combien le culte du savon considéré comme un vecteur des beaux arts peut mener au crime de sang. Cela dit, alors que Le mystère de la femme coupée en morceaux reste entier et que Véra à vélo, championne de la bécane d’appartement,  se rappelle à notre bon souvenir,   le talent de Berenboom ne se cantonne pas dans une excentricité inspirée. Il creuse aussi l’humain plus en profondeur, mais la plupart du temps en donnant à l’acuité de son regard et à une compassion bien présente, les couleurs de la légèreté, de l’humour et des enchantements romanesques. Qu’il s’agisse, entre autres, des vicissitudes de l’immigration comme de l’injustice ou de la bêtise ordinaires. Et ce toujours dans un style sans chichis et d’une simplicité très opérante. Comme lorsqu’il évoque à  plusieurs reprises les fragments d’une vie tissée pour une large part de souvenirs personnels. On se souviendra peut-être des mémoires d’enfance d’un galopin dont le père, émigré polonais, tenait une pharmacie au centre de Bruxelles et dans laquelle, certain jour, un gendarme déboula monté sur un cheval fou. Quant au long thrène évoquant la carrière du tram nonante récemment abattu par la STIB, il suscitera aussi l’émotion souriante de nombreux « anciens »bruxellois, familiers de ce parcours mythique qui, notamment, enfilait une flopée d’écoles aux temps  fiévreux de la non-mixité. Malice aussi que d’avoir conclu le recueil sur la nouvelle Refus d’éditer ou La souffrance du dibouk. Récit teinté comme plusieurs autres de l’ambiguïté vécue par un « juif-goy » et où éclate la paranoïa comique de l’écrivain persuadé que le refus de son manuscrit par la maison Goldman-Levi (clin d’oeil limpide) relève d’un sombre complot. Étant entendu que dans tout manuscrit, un dibouk -l’âme toumentée d’un mort selon la tradition juive- «torture l’auteur, le griffe, l’étouffe jusqu’à ce que son livre ait trouvé un éditeur ». De la pure fiction, bien entendu…gunzig assortiment pour une vie meilleureThomas Gunzig donne d’emblée le ton de son livre qui couvre cinq années de textes divers (2004 – 2009) à l’enseigne d’un Assortiment pour une vie meilleure, sous-titré Carbowatersoep et autres spécialités. C’est dire que ce n’est pas sérieux, mais peut-être utile. Si l’on considère que ce turlupin des lettres lorgne et fustige les travers et disgrâces de notre temps -dont il semble assumer avec entrain la condition d’enfant terrible- à travers des portraits et situations d’une singularité souvent extrême. Provocation? Sans doute si l’on veut bien considérer qu’elle vise,  plus encore qu’à dénoncer ces égarements, à produire de l’humour noir pur jus et,  sur le lecteur, des effets de surprise amusée. Ou à bousculer les esprits jugés trop cul-serré. Le tout nourri par une razzia gourmande,  mais narquoise,  dans le magasin des accessoires et fanfreluches dégorgés par la pub et par les médias au nom du culte du dieu « tendance ». S’ouvrant sur une plaisante histoire d’assassin assassiné où l’on voit que l’harmonie conjugale peut réserver de cuisantes déconvenues, le recueil enfile une suite de récits regroupés, à l’enseigne de « mouvements » peu orthodoxes, comme une drôle de symphonie dont Satie n’eut pas renié l’intitulé : Hors-d’oeuvre et canapés, sous le signe du Chorizo. Au fil de scénarios plutôt funestes, on y navigue de l’épectase au terrorisme en passant par le cannibalisme et autres travers et mésaventures. Les provisions de bouche s’achèvent sur une apparition de la Vierge éconduite par ses miraculés hostiles à un remue-ménage dans leur environnement. Quant au Petit Prince de Belgique rejeton d’une famille royale destituée, qui traîne dans Bruxelles son mal-être en se bourrant d’amphétamines, il trouvera enfin un sens à sa vie en tapinant et en monnayant des « complets » qui ne sont pas des costumes trois-pièces, mais des gâteries professionnelles. Et puis voilà un dialogue frappé dans un établissement psychiatrique ou encore la polyphonie des états d’âme montée d’un grand immeuble « sans âme ». Et bien d’autres épiphanies extravagantes attestant que Gunzig, dans notre littérature, caracole, lui aussi, comme un cheval fou dans une pharmacie. Et qu’il se pose comme ces bons cuisiniers qui par leur imagination, leur talent de saucier et leur science des épices, réussissent à faire de n’importe quoi quelque chose de fort en goût.

Ghislain Cotton


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°159 (2009)