Plongée dans le vide d’une époque
Thomas GUNZIG, Il y avait quelque chose dans le noir qu’on n’avait pas vu, Julliard, 1997
Voilà un recueil de nouvelles qui, non seulement glace le dos, mais aussi pose des questions éthiques. Au lecteur. Thomas Gunzig, en tant qu’auteur, ne les énonce pas. Il se contente d’inventer des histoires, d’en organiser le récit, de jouer avec les mots. Il met en scène une époque — la nôtre — où la brutalité infeste les rapports (sexuels ou non), où les valeurs n’ont plus cours et le vide remplit chacun. Les personnages qui sont de purs produits de ce temps ne réagissent qu’en gestes rudimentaires (violents), pensent à peine et ne prennent surtout pas de distance. Cette distance, c’est l’auteur qui la place de différentes manières, plus ou moins subtiles, plus ou moins ambiguës. Il sur-écrit ses nouvelles en filant des métaphores — dans « La dernière intraveineuse de Jean-Pierre X », un homme perçoit son rapport au monde de manière champignonnesque —, en réanimant des expressions figées (« prendre son pied marin »…), en mélangeant la rhétorique des contes et un parler familier ou ultra-contemporain (dans « Elle mettait les cafards en boîte »). Il prend plaisir à inventer des épisodes tordus qui détournent les chemins pour arriver à la fin de l’histoire. Ainsi pour permettre au narrateur émasculé de « Sélection naturelle » d’assouvir son phantasme, bricoler Minitrip, il faudra une croisière, un naufrage, deux survivants, une île déserte, un complexe d’infériorité, un soleil brûlant à mort et un corps sans vie.
Dans « Gentils organisateurs », il pousse jusqu’au bout le système qu’il a inventé, sans jamais dire ce qu’il en pense, sans qu’aucun personnage n’émette de jugement. Alors, la distance semble immense, comme si l’auteur s’était totalement éclipsé. Dans cette nouvelle, nous aurions voulu du sens, une prise de position, un choc de plein front. Quelques personnes participent à un jeu, pour entretenir la mémoire de l’holocauste, un jeu qui serait « une forme de résistance contre la résurgence de la saloperie responsable et de lutte contre le malheur conséquent ». Chacun des participants a reçu un mot secret. S’il le révèle aux gestapistes, il meurt (pour du faux)… il a perdu et peut rentrer chez lui… Tout ce dispositif n’est qu’un jeu pour se souvenir, un jeu de rôle, ne l’oublions pas… Sauf que les corps sont vraiment torturés et la mort peut être portée si aucun aveu n’est fait : si on gagne, on part en fumée… Est-ce qu’il n’y a pas d’autres moyens de se souvenir ? Est-ce que les lieux, les livres, les témoignages ne suffisent pas Si je souffre en jouant, connaîtrai-je vraiment la souffrance de l’autre ? S’il faut absolument revivre le mal subi par l’autre pour se remémorer, à quoi sert l’art ? Ces interrogations en pagaille, les autres qui en découlent, qui y ressemblent, Thomas Gunzig ne les aborde pas. Elles nous viennent pourtant. Peut-être que son texte devait aboutir à cela. Ou peut-être qu’il n’est qu’une critique (radicale) d’une société (du spectacle) capable d’inventer un tel procédé pour se souvenir. C’est déjà beaucoup, sans être assez. Certains sujets demandent plus que d’autres…
Michel Zumkir
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°98 (1997)