De la condition des hommes et autres animaux
Thomas GUNZIG, Le plus petit zoo du monde, Au diable vauvert, 2003
Thomas GUNZIG, Royaumes, Le grand miroir, coll. « La petite littéraire », 2003
Un jour, en se levant, Bob découvre une girafe dans son jardin ; Dieu seul sait comment elle a bien pu atterrir là ; Bob la regarde pourrir jour après jour, avant de s’en débarrasser avec l’aide de deux ouvriers polonais. En quête de rencontres féminines, Henry fait la connaissance d’un généticien bricoleur qui lui propose, à titre d’expérience scientifique, de partager pendant trois mois la vie d’une appétissante jeune femme, laquelle s’avérera en réalité être… une vache. Fred, au cours d’un voyage d’affaires à l’étranger, se sent épié dans sa chambre d’hôtel. Vérification faite, il découvre un koala perché au-dessus d’une armoire ; sa présence ne semble pas étonner autrement la direction de l’hôtel ; Fred lui fait passer une nuit dans la gouttière, d’où il le ressortira mort de froid, avant de vider les lieux. Telles sont quelques-unes des fables drôles et cruelles que Thomas Gunzig a mijotées pour son dernier recueil de nouvelles, Le plus petit zoo du monde. Elles appartiennent à une veine fantastique qui remonte à la Métamorphose de Kafka, et dont le ressort consiste à introduire dans le quotidien un événement absurde, incompréhensible, impossible à éliminer, et dont il s’agit de s’accommoder le mieux possible. Chez Thomas Gunzig, contrairement à Grégoire Samsa transformé en vermine, les protagonistes ne subissent pas eux-mêmes de métamorphose, mais butent contre une présence extérieure et incongrue, projection de leur propre animalité.
Le procédé est d’autant plus efficace qu’il joue du décalage constant entre ces phénomènes surnaturels et la banalité d’un quotidien dominé par l’ennui et l’échec : ainsi, la girafe de la nouvelle homonyme apparaît-elle dans la vie de Bob au moment où sa femme vient de le quitter. Le pathétique de la chose étant que la disparition de la girafe, loin de ramener l’épouse au foyer conjugal, la poussera au contraire à le déserter définitivement, horrifiée par le dépeçage de l’animal… Les autres récits appartiennent à une veine quelque peu différente, où la présence animale, qui justifie le titre du recueil, est davantage d’ordre verbal que proprement narratif. L’ours, le coucou, le frelon, la rainette, qui en est l’exemple le plus abouti, est une variation parodique sur les films de Bruce Lee. Un Bruce Lee qui, à l’inverse de son modèle, ne fait rien pour sauver sa famille, décimée par les « triades » qui en veulent à sa fortune. Obnubilé par la maîtrise de lui-même et l’intériorisation de ses émotions, il se retrouvera seul mais heureux, dans une « banlieue grise et humide » qui pourrait bien être celle de Bruxelles, dans la peau d’un professeur de « yoga light » pour dames âgées… Deux autres nouvelles évoquent, chacune à leur manière, les fantasmes violents, voire meurtriers, le désir de toute-puissance d’individus ordinaires, qui tentent ainsi de compenser les frustrations de leur existence médiocre. Dans Le poisson rouge, Franck retrouve sa voiture volée par des malfaiteurs qui y ont violé et mangé trois jeunes filles ; il s’imagine à son tour dans la peau du violeur, et leur fait subir en imagination les pires sévices. Dans Le chien de traîneau, un personnage nommé Le Timide est amoureux d’une employée de Pierrot-Croissant, à qui il n’inspire en retour qu’indifférence et irritation ; après l’avoir vainement harcelée, il reportera sa haine sur de jeunes prostituées sans-papiers, fort de son bon droit résumé par un slogan : « II était le Roi et les autres c’était ses boys ».
On retrouve des thèmes proches dans les trois nouvelles qui composent un ouvrage paru simultanément sous le titre Royaumes. Dans Le grand duc, un jeune clandestin venu d’Afrique découvre avec incompréhension et consternation la Belgique, terre « d’accueil » où d’aucuns lui ont fait miroiter une sorte de paradis terrestre, dont les saints patrons auraient pour noms Tatayet, Monsieur Zygo et Julos Beaucarne. Mais si le récit, comme les deux suivants (Le petit prince et La comtesse), comporte de belles envolées et des moments jubilatoires, il pèche par un manque de vraisemblance. On peut s’étonner, par exemple, que le clandestin, découvrant l’univers de la consommation, emploie pour en parler des termes qui ne dépareraient pas dans un écrit situationniste, par exemple lorsqu’il évoque « le cauchemar occidental, la pornographie capitaliste qui vous crache en plein dans votre gueule de tiers-mondeux et que ça lui dégouline dessus, des trainings, des VTT, des lampes sur pied », etc. ; ou bien encore lorsqu’il peste contre les distributeurs de billets qui refusent de vous servir pour « solde insuffisant ». Il y a de toute évidence ici un problème de point de vue, l’auteur se substituant au personnage, l’emportement prenant le pas sur la construction. Les mêmes flottements caractérisent l’histoire de ce « petit prince », héritier imaginaire d’une dynastie déchue, qui partage son temps entre un emploi de caissier à mi-temps au Delhaize et les délices des paradis artificiels, et qui pour améliorer son train de vie finit par se prostituer à des fonctionnaires européens. Si la satire ne manque pas de sel, l’absence d’une structure solide se fait cruellement sentir. Même remarque pour le dernier volet de ce triptyque, qui se réduit à une suite improbable de divagations, quelquefois amusantes, sur les causes de la décadence belge ; cela en une prose gâchée par la surabondance des rimes internes (comme un poème que l’on aurait voulu remettre en prose) et par un nombre effarant de fautes, de lourdeurs, de répétitions de mots (y a-t-il un éditeur dans la salle ?). Dommage que Thomas Gunzig n’apporte pas à ses textes la finition qu’ils mériteraient. Car, par-delà ces réserves, les meilleurs textes de son Plus petit zoo du monde prouvent qu’il peut être l’un des auteurs les plus inventifs et les plus originaux de la littérature belge. Ce dont ne doutent pas ceux qui ont lu ses précédents ouvrages, de Situation instable penchant vers le mois d’août et autres brillants recueils de nouvelles, jusqu’à Mort d’un parfait bilingue, justement récompensé par plusieurs prix.
Daniel Arnaut
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°128 (2003)