Thomas Gunzig, Mort d’un parfait bilingue

La cuisine du diable

Thomas GUNZIG, Mort d’un parfait bilingue, Au diable vauvert, 2001

gunzig mort d'un parfait bilingueThomas Gunzig, on le sait, est grand amateur de cuisine. Et le fait est qu’il s’y entend comme pas deux à nous mitonner des histoires qui mettent l’eau à la bouche. Sa recette ici est simple : chapitres brefs, style imagé et percutant, montage efficace où un récit au présent (celui que le narrateur fait depuis la chambre d’hôpital où il tente de recouvrer la mé­moire) alterne avec une série de flash backs. L’action de Mort d’un parfait bilingue se passe en 1978, c’est-à-dire n’importe quand, et à peu près n’importe où — quelque part entre sud et nord, entre est et ouest, dans une ville qui n’est pas nommée, mais qui pourrait s’appeler, disons, Sarajevo… C’est la guerre. Une guerre endémique, sournoise et envahissante.

Dans cet univers déglingué, où races et cultures achèvent de se fondre en un joyeux melting-pot, s’agite une brochette de personnages assez peu recommandables. Il y a là Jim-Jim Slater, un chanteur en perte de vitesse, sa « fiancée » Minitrip, ses hommes de main Moïse ben Aaron, Juan Raul Jiminez et un Japonais travaillant pour Sony Music ; Moktar, un ancien officier, qui disjoncte parce que sa sœur a choisi de faire pute, mais tombe dans les bras de madame Scapone, une vieille dame indigne avec qui il file le parfait amour ; sans oublier bien sûr le narrateur, un individu sans foi ni loi capable de « décrocher un doctorat en coups fourrés ». Chester, c’est son nom, va se trouver dans l’obligation, pour avoir eu la mauvaise idée de taillader le visage de ladite Minitrip, de liquider une jeune chanteuse répondant au doux nom de Caroline Lemonseed, dont le tort principal est de faire de l’ombre à Sla­ter. Avec la complicité de madame Scapone, il est enrôlé dans les « Pluies de l’automne », un commando constitué d’aventuriers de tout poil, chargé d’escorter la jeune chan­teuse dans les concerts qu’elle doit donner sur le front. Naturellement, rien ne se passe comme prévu : Chester tombe amoureux de Caroline ; Jim-Jim remonte dans les charts et juge qu’en définitive l’assassinat n’est plus aussi indispensable ; les producteurs de la chanteuse, de leur côté, estiment opportun de tout faire péter, histoire de regagner quelques parts de marché… Car dans le roman de Gunzig, et c’est son as­pect le plus intéressant, la guerre est devenue un pur spectacle. Plus de cause à défendre, plus d’objectif militaire à atteindre. Les com­battants sont des mercenaires engagés par des sponsors, représentant de grandes firmes multinationales dont ils portent les slogans dans le dos.

Dans cet univers régi par la seule loi de l’audimat, scénarisé par et pour la télé­vision, la vie elle-même n’est plus qu’un feuilleton permanent, où tout est reconsti­tué, trafiqué, manipulé jusque dans les moindres détails, afin d’être jeté en pâture aux masses avides de divertissement… En bon puncheur du récit, Gunzig sait conduire sa narration, l’écourter et l’accélérer quand il le faut, ou au contraire la ralentir pour y semer un brin de romance. On le sa­vait nouvelliste brillant, on le découvre ici ro­mancier non moins efficace. Il a la formule suggestive, souvent cocasse (« Ben Aaron est le fils d’une merde de chien et d’une roue d’auto­bus »). Il a aussi, on l’a vu dans ses précédents recueils, l’art de trouver des titres épatants — tellement même qu’on en oublie de se de­mander ce qu’ils ont à faire avec le reste du bouquin (que l’on ne compte pas sur nous pour dire qui est le bilingue dont il est ques­tion ici, ni en quoi réside sa perfection…). Au total, le lecteur en a donc pour son ar­gent. Sans être du fast food, la nourriture qu’on lui sert est fort digeste, tant l’auteur est expert dans l’art de l’assaisonnement. Toutefois, pour y avoir goûté jusqu’au bout, que l’on nous permette une réserve. Le chef a parfois la main un peu lourde, et certains passages sont de nature à indisposer les organismes délicats. Ainsi dans cette scène où de jeunes enfants sont saignés à mort, puis leurs cadavres brûlés, pour main­tenir en vie les soldats victimes de l’explo­sion… On touche ici à une forme de sadisme gratuit, qui met un peu mal à l’aise. A force d’être trop épicée, la nourriture peut quelquefois donner des aigreurs. Mais il y en a qui aiment : c’est affaire de palais, et d’estomac[1].

Daniel Arnaut


[1] Et tant qu’à jouer les esprits chagrins, ajou­tons-y une autre (petite) réserve. Le chef a oublié de soigner la présentation du menu, il a laissé un cancre la parsemer de grosses fautes d’ortho­graphe. Entre les « durs à cuir », les « pleines boueuses » et les rires qui « raisonnent », est-ce que ça ne risque pas de faire mauvaise impres­sion sur le client ?


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°118 (2001)