Guy Vaes nous revient

Guy Vaes

Guy Vaes

Si l’on peut apprécier ces écrivains viticulteurs qui taillnt des hectares et multiplient les bouteilles pour envahir les rayons des grandes surfaces, je crois que c’est à la dégustation qu’il faut réserver ces auteurs vignerons qui, pour quelques détaillants, ne travaillent que sur un lopin béni des dieux, se moquent de l’étiquette et donnent à leur nectar le temps qu’il faut pour qu’il mûrisse.

Notre essayiste et romancier Guy Vaes n’appartient pas à la corporation des grands producteurs. Sa guilde est celle des ciseleurs de grappes dont, à la longue, le bouche à oreille révèle qu’ils écoulent un breuvage seigneurial, requérant davantage les services d’un échanson que d’un sommelier.

En 1956, unanimes dans l’éloge, la presse et le public saluèrent la parution aux éditions Plon de son premier roman : Octobre long dimanche. Travaillée durant une quinzaine d’années, cette œuvre fut comparée à L’Étranger de Camus, louée par Cortazar et, comme recherche, jugée plus envoûtante que tous les labyrinthes de qu’à l’époque un Robbe-Grillet, plus ingénieur que poète, pouvait bâtir. Il est vrai que se dégageait de ce roman une magie peu ordinaire, résultant du thème traité, l’aliénation, mais surtout du style, raffiné sans afféterie et complexe pour éclairer les recoins d’une conscience plutôt que pour en obscurcir le paysage.

En 1979, Jacques Antoine réédité Octobre long dimanche, dans sa collection « Passé présent », et Jacques De Decker, dans sa préface, eut la bonne idée d’en rappeler le caractère inépuisable, soit cette dimension dont seuls les grands livres peuvent se prévaloir.

Par la suite, Guy Vaes reçut le Prix Rossel, en 1983, pour son roman L’envers, de nouveau édité par Jacques Antoine. Une fois encore, la réussite fut qualifiée d’éblouissante, au point que s’accroissait le nombre des lecteurs désireux que l’écrivain ne s’arrête pas là. Aujourd’hui, ceux-là seront ravis puisque, depuis l’été dernier deux livres du brillant styliste sont exposés sur les tables des libraires : un nouveau roman – enfin ! diront les inconditionnels – mais un essai de critique littéraire aussi.

Ce n’est pas le premier du reste. En 1987, notre écrivain anversois de langue française, qui sera septuagénaire dans trois ans, publiait un ouvrage aux Presses universitaires de Louvain sous le titre Le regard romanesque et nous rappelait ainsi que pour lui, comme pour Stevenson d’ailleurs, qui demeure son auteur préféré, lecture et création se nourrissent l’une de l’autre. De fait, avec une mémoire confondante et une sagacité peu commune, Guy Vaes navigue depuis longtemps au cours des océans romanesques que sont à eux seuls Faulkner, Melville, Kafka, Joyce, Woolf, James, Proust, Tchékhov ou Flaubert. Évidemment, avec un  père écrivain et un grand-père qui se fit connaitre par un roman d’aventures, il fut très tôt plongé parmi les livres – et pas seulement les classiques.

Le décrypteur sensible

Conversez avec lui, et vous verrez que des bandes dessinées, des romans fantastiques et des récits de science-fiction ont irrigué ses terres, sans compter que l’homme dessine, adore le jazz, pratique la photographie, savoure les grands peintres, explore les musées, fit de plus ou moins longs séjours à Paris, à Londres, à Edimbourg, à Dublin, au Caire ou à Singapour et qu’il fut toujours un fervent adepte de longues promenades crépusculaires dans les faubourgs anversois, les cimetières victoriens ou le quartier de l’Arsenal à Venise. Bref, de telles indications me permettent de signaler qu’en plus de ses romans, Guy Vaes compte à son actif d’autres livres, tels que Londres ou le labyrinthe brisé (1963), Mes villes (1986), ou sa Suite irlandaise, tous fruits d’observations sensibles particulièrement affûtées.

Quant à ses deux derniers ouvrages, ils ont pour titre, dans le cas de l’essai, La flèche de Zénon, et dans le cas du roman, L’usurpateur. Il est donc assez clair qu’ils appartiennent à des genres différents, mais, plus consubstantiels qu’il n’y parait, ils sont publiés par la même maison d’édition, en l’occurrence Labor, et dans la désormais double collection « Poteau d’angle » que dirigent Jacques Carion et Paul Emond, deux lecteurs qui ne cessent d’œuvre pour notre patrimoine avec de fertiles intuitions.

guy vaes l'usurpateur

La flèche de Zénon, qui parut une première fois en 1966, est une étude qui analyse les techniques utilisées par les grands romanciers pour représenter le temps et donc le mettre en œuvre dans les histoires qu’ils nous racontent. Évidemment, du temps, diront certains, les philosophes en parlent souvent avec intelligence… Soit. Mais voilà : ils en parlent, le conceptualisent et leurs propos, dissertatifs, ne s’adressent qu’à notre esprit. Les romanciers, eux, pratiquent autrement. Ils savent nous rendre le temps matériellement sensible. Ils savent faire en sorte que ce soit en priorité notre vue, notre ouïe et même notre toucher qui perçoivent le temps. Celui qui s’est éculé ou celui qui soudain se raréfie. Celui qui s’étire ou celui qui, comme dans un instant de grâce, se suspend et laisse l’impression d’être ce que Virginia Woolf appelait un « élancement d’éternité ».

En fait, est romancier l’écrivain qui parvient à rendre émouvants l’action et le poids du temps sur les êtres et les objets, en éliminant de son texte les termes du langage abstrait et en réussissant, par exemple, la description du visage ridé d’un adulte qui, dans sa ville d’enfance à présent transformée, retrouve, avec des battements de cœur, son préau d’école et se surprend à vouvoyer l’ancien condisciple que jadis il tutoyait.

On le devine, Guy Vaes n’a pas la sécheresse d’un théoricien et si La flèche de Zénon est un ouvrage critique des plus nécessaires, c’est parce qu’il fonctionne comme un baromètre grâce auquel on pourrait évaluer l’ampleur du talent proprement artiste d’un romancier, en rendant désormais caducs ces outils contondants que manipulaient quelques cuistres des années 70 pour mesurer ce qu’ils nommaient la « littérarité » d’un texte.

L’inventeur de sortilèges

Et puis, comme Stefan Zweig ou Julien Gracq, Guy Vaes a beau être un savant lettré, quand il revient à la création romanesque, c’est avec la plus fraiche candeur qu’il retrouve sa puissante imagination, sa capacité d’émerveillement, sa sensibilité à la lumière, à la fragilité des êtres et à la présence des espaces naturels ou urbanisés. Comme dans ses deux premiers romans, il nous en donne la preuve avec L’usurpateur, ce livre au phrasé d’orfèvre dans lequel, plus que jamais, il se révèle un maitre charpentier de l’intrigue qui tient en haleine, et qu’on ne peut pas résumer en raison du coup de théâtre qui en constitue le dénouement.

Donnons-en toutefois l’argument. À Anvers, à la veille de la deuxième guerre mondiale, l’adolescent Hans Fledsohn participe un soir à une fête costumée qui se donne dans une vaste propriété. Sur la personne d’un arlequin, il commettra un forfait brutal, à l’insu de tous, sauf de son propre frère, surveillant les environs de la remise où vient d’être piégée la victime qui n’en réchappera pas.

Dès le lendemain, une bombe allemande boute le feu à la propriété, effaçant toute trace de ce que Hans a perpétré. En outre, ses parents, son frère et lui-même s’exilent en Angleterre. Il y grandit et, diplômé, il devient un respectable ingénieur mais, durant toute sa vie, Hans restera marqué par ce souvenir incandescent qui, depuis mai 40, lui troue la mémoire et la conscience, d’autant que, pour tenter de voir clair dans ce qui s’est passé, il n’a même plus son frère, mort dans un accident.

Son existence entière, Hans la concevra comme une quête étourdissante pour tenter de comprendre ce qui l’a poussé, un soir de fêter, à violer un individu sans visage. Ce qui veut dire qu’à l’instant où le roman se clôt, l’énigme est résolue – et la surprise est bouleversante – mais cela ne signifie pas qu’une deuxième lecture deviendrait inutile. Au contraire. Cette œuvre ensorcelante est une mécanique de haute précision dont on n’en finirait pas d’inventorier tous les rouages, si bien qu’il est insuffisant de dire qu’une fois refermé ce livre vous habite. Obstinément, comme tout chef-d’œuvre, il vous hante.

Jacques Cels


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°84 (1994)