Un homme pas si simple
Geneviève HAUZEUR, André Baillon. Inventer l’Autre. Mise en scène du sujet et stratégies de l’écrit, Peter Lang, 2009
André Baillon est une personnalité éminemment contradictoire, et sans doute est-ce l’une des raisons qui font aujourd’hui encore son intérêt. Peu d’auteurs se sont autant que lui efforcés de donner l’image d’un « homme si simple », quelque peu naïf, souvent touchant, parfois ridicule. En même temps, peu d’œuvres autant que la sienne font référence au processus de l’écriture, ou mettent en scène la personne de l’écrivain. Baillon se pensait écrivain, se voulait écrivain, et voulait que les autres le pensent écrivain. C’est vrai aussi bien sur le plan biographique, où il a multiplié, surtout à ses débuts, les interventions sur la scène littéraire, que dans la thématique de ses livres, qui contiennent de nombreuses et souvent savoureuses scènes d’écriture.
Geneviève Hauzeur, dans le volumineux ouvrage qu’elle lui consacre sous le titre André Baillon. Inventer l’Autre, examine en détail les stratégies déployées pour accéder à la reconnaissance et se forger une identité. Elle le fait en prenant pour cadré théorique de référence les écrits de Lacan. Un choix qui a de quoi étonner : entre l’auteur belge aux fausses allures de paysan matois et la star du Tout-Paris intellectuel des années 1970, il y a quelque chose comme un grand écart à première vue impossible. Force est pourtant de reconnaitre que cela fonctionne, et que cela fonctionne même plutôt bien. C’est que Baillon n’a cessé, de livre en livre, de se battre avec les mots, d’explorer le domaine vaste et périlleux du signifiant, d’illustrer par anticipation la fameuse formule selon laquelle « l’inconscient est structuré comme un langage ».
L’imaginaire de Baillon est hanté par l’angoisse de la non-coïncidence entre les mots et la réalité qu’ils sont censés désigner. IL s’ensuit une suspicion généralisée à l’égard de la langue, toujours susceptible de lui faire défaut, de lui tendre des chausse-trapes où il risque de disparaitre corps et biens. Là où un esprit « sain » arrive à faire correspondre signifiants et signifiés, qui se nouent pour créer des métaphores, chez Baillon les signifiants « dérapent » sur les signifiés, formant des glissements métonymiques en chaine. Seul pourrait arrêter ce mouvement panique la reconnaissance d’un Autre, qui soit le garant de la cohérence et de la validité du langage, et qui le constitue en sujet à part entière. C’est précisément cet Autre – le père et ses substituts, le prêtre, le maitre… – que Baillon, à travers ses textes, recherche désespérément sans arriver à le trouver. Ou s’il le trouve, il s’empresse d’en dénier et d’en ruiner l’existence, d’en donner une représentation telle qu’il en perd tout crédit. Au bout de ce processus, c’est la folie qui le guette – on se rappellera que l’écrivain a fait deux séjours à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.
D’autres, tels que Ginette Michaux, Daniel Laroche ou Raoul Mélignon, avaient déjà défriché le terrain. Mais le livre de Geneviève Hauzeur, qui les cite et les discute à l’occasion, est sans doute l’analyse la plus complète de l’œuvre de Baillon à ce jour. S’arc-boutant sur un solide appareil conceptuel (outre Lacan, elle s’inspire aussi de la sociologie littéraire ou de la poétique de Mikhaïl Bakhtine), elle soumet l’ensemble des textes à une analyse aussi rigoureuse que minutieuse – parfois trop minutieuse, peut-être. Elle le fait sans jamais solliciter le texte, sans le plier à son propre désir, ou à son propre délire. Il est vrai qu’il n’y a pas à forcer Baillon, tant il se livre à nous avec une ingénuité qui n’a d’égale que son ingéniosité. L’ouvrage refermé, il nous reste à (re)lire Baillon, avec son écriture inimitable, tout en ellipses et en zigzags, en trouvailles stylistiques fulgurantes, et à nous délecter de ces morceaux de bravoure que sont l’extraordinaire théorie du langage développée dans Le perce-oreille du Luxembourg, ou la récitation de l’Ave Maria dans Délires, véritable petit chef-d’œuvre d’humour burlesque.
Daniel Arnaut
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°160 (2010)