Le printemps Michaux

henri michaux portrait

Henri Michaux

Il n’y en a que pour Henri Michaux : le numéro d’avril du Magazine littéraire (le troisième qui lui est consacré), la première page de la Quinzaine littéraire et du Monde des livres, des pages spéciales dans la presse belge, des articles dans la NRF, deux rééditions en poche ; mais surtout, et c’est ce qui justifie cet intérêt médiatique, l’entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade.

Matériellement, il y a deux façons de lire Michaux. L’on peut choisir les éditions de poche, Poésie / Gallimard et L’imaginaire, où l’on trouve suffisamment de textes pour pouvoir saisir les diverses facettes de cette œuvre multiforme. Il faut cependant accepter alors de ne disposer que des derniers états, voulus par l’écrivain, de livres qui ont été parfois sérieusement modifiés d’une édition à l’autre. Certains ont même été interdits de republication par Michaux et singulièrement ceux de la période « belge ». En pratique, tout ce qui est antérieur à Ecuador (1929) n’est accessible qu’aux bibliophiles ou aux lecteurs de très rares bibliothèques.

Mais le volume de la Pléiade vient de paraitre, qui couvre la période de 1922 à 1946. Deux autres tomes sont prévus par Raymond Bellour, maitre d’œuvre avec Ysé Tran. Un des intérêts majeurs de cette édition est de rendre de nouveau disponibles Cas de folie circulaire, Les rêves et la jambe, Fable des origines, Qui je fus, tous livres belges dont les titres indiquent l’importance pour l’œuvre future. Michaux a refusé leur réédition parce que, écrit-il à Frans Hellens, « je ne supporte absolument pas cet haïssable passé. (Je parle non de mon milieu, mais de mon écriture, de ma pensée) ». Pourtant on y trouve déjà tout ce qui fera l’originalité et l’irréductibilité de sa démarche littéraire et picturale. R. Bellour considère que l’essentiel est déjà dit : « En un sens, après ces deux ensembles [les livres édités en Belgique et Qui je fus] voués à s’estomper, Michaux n’invente plus beaucoup de positions absolument nouvelles. À celles qu’il a suggérées et à demi conquises, il donnera corps et couleur, surface et profondeur, matière et abstraction, étendue et volume, mesure et démesure ». La fascination pour l’originaire apparait dès la première phrase du premier texte publié (« Un jour que Brâakadbar poursuivait le Créateur, qui s’était tapi dans une éponge siliceuse à la manière des crabes quand s’approchent leurs ennemis sanguinaires… »). Et encore dans Fables des origines où de très brèves histoires recréent ironiquement une mythologie de l’origine de pratiques humaines comme le tatouage, le vêtement, l’anthropophagie et, déjà, la peinture. Qui je fus frappe par son hétérogénéité : des textes de nature fort diverse, de ton variés coexistent dans un livre éclaté. Les genres doivent d’emblée être brouillés, pervertis, car « les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas, si vous les avez ratés au premier coup ». Les poèmes Glu et gli et Le grand combat y voisinent avec des Principes d’enfants (« Les tigres myopes ne font plus que de petits bonds »). Pour qui aime Michaux sans pour autant en avoir tout lu, le détour par ces premiers textes n’est nullement un luxe. La naïveté, les imperfections que l’écrivain y détestait ne sont peut-être que des signes de l’originalité et de la radicalité de son projet esthétique dès les premiers écrits.

Variantes et chemins de traverse

L’édition Pléiade se révèle également intéressante pour les textes disponibles en éditions courantes, car ils sont présentés ici avec toutes leurs variantes, ce qui permet de découvrir les parties écartées au fur et à mesure des éditions. Michaux procède souvent par suppression. « Le pur, fort et originel désir, celui, fondamental, de ne pas laisser de traces » consiste aussi à revenir sans cesse sur ce qui a déjà été fait, mécontentement ou insatisfaction, désir en tout cas de se préserver « du sentiment même réduit de triomphe ou d’accomplissement ». Ces variations entre éditions, entre parution et en revue et publication en volume, sont reprises dans les très intéressants « En marge de… ».

Et puis l’édition Pléaide rend enfin accessibles des textes, souvent brefs, publiés en revue ou édités confidentiellement, devenus, par leur rareté, quasi mythiques, comme Tu vas être père, Quelque part, quelqu’un, La jeunesse du prince Bradamine et l’étonnant Rencontre dans la forêt, sorte de reprise érotique du Grand combat. D’autre part, les livres où apparaissent des œuvres plastiques de Michaux (Arbres des Tropiques, par exemple) sont repris avec leurs illustrations, souvent en couleurs.

michaux oeuvres completes I

L’appareil critique est fort bien conçu : les notices et notes permettent très utilement de dessiner des chemins qui font communiquer entre elles les différentes parties de l’œuvre. Un exemple, tiré du commentaire de Plume, montre ce que le travail des éditeurs permet d’apporter au lecteur, même non-spécialiste, dans sa compréhension du poète. Sur de nombreux plans, l’œuvre de Michaux pose la question du rapport entre la création littéraire et sa nécessité dans la vie quotidienne. Michaux n’a cessé de vouloir être écrivain (et peintre) ; il a dès ses premières années été tenté de faire de sa vie la matière de son œuvre. Ce qui permet de comprendre l’importance de l’autre (« Portrait du Chinois »), portrait de soi comme autre, ainsi que le montre « Portrait de A. » où en fait le poète entame une longue description de soi, de sa vie, qu’il prolongera sur le même ton dans Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence. Ces images de soi hésitent entre autoportraits et fiction.

Michaux ne crée qu’un seul véritable personnage, Plume, dans des conditions qui doivent beaucoup à sa vie. Il s’en explique dans Passages : Plume est un personnage-tampon comme il y a les États-tampons, destinés à absorber les coups trop violents que la réalité assène à l’écrivain. La façon dont se constitue le recueil Plume est fort significative. En 1930, dans une lettre à Paulhan, Michaux annonce le décès de son père en même temps qu’il prévient, « oui, je reprends mon prénom véritable qui est Henri ». (Il s’agit de l’ultime épisode du jeu entre les prénoms Henri et Henry). Un texte est paru en revue fin 1929, signé du nom d’Henri, « Le fils du macrocéphale », qui deviendra plus tard « Portrait de A. » dans Un certain Plume.

« Mercie de faire passer mes Nuits », écrit Michaux dans le même courrier à Paulhan : il s’agit de trois textes, dont l’un « La nuit des assassinats » deviendra, intégré à Un certain Plume, « L’arrachage des têtes ». Les « Nuits » paraissent en avril, peu après la mort du père et de la mère, et juste avant le voyage en Turquie. Comme le dit R. Bellour : « On voit ce qui peut s’en conclure, sans forcer la note du scénario oedipien : le fils du ‘macrocéphale’ (celui qui a une grosse tête) conduit à cette ‘nuit des assassinats’ transformée en ‘arrachage des têtes’ ». Place est faite pour le personnage de Plume. La mort du père, la reprise du prénom, la publication de la « Nuit des assassinats » – « Arrachage des têtes », la création de Plume, tout se conjoint en peu de temps : « en acquérant son nom de Plume (son identité d’écrivain), se rendant du même coup le Henri qui est sien, Michaux accomplit bien une sorte de meurtre du père » (Bellour). Et l’on pense à ce que Michaux confiait à R. Bréchon : « Avec Plume, je commence à écrire en faisant autre chose que de décrire mon malaise. Un personnage me vient. Je m’amuse de mon mal sur lui. Je n’ai sans doute jamais été aussi près d’être un écrivain. Mais ça n’a pas duré. Il est mort à mon retour de Turquie, aussitôt à Paris. À Paris, je redeviens moi-même et prends à nouveau l’écriture en suspicion ». Pourtant, Tu vas être père (1943) sera signé D’un certain Plume : le personnage né à l’époque de la mort du père devient le signataire d’un texte sur la paternité. Entretemps, contrairement à ce qu’affirme l’écrivain, (« Plume disparut le jour même de mon retour de Turquie où il était né »), le personnage reprend du service, puisqu’il absorbe les coups lors de voyages ultérieurs. C’est, entre autres, pourquoi les deux morts de Plume, racontées en 1930, disparaissent dans les éditions suivantes.

« Oui, à cette époque de ma vie, Plume tout Plume était moi-même, Henri Michaux ». Comme l’écrit Raymond Bellour : « Ainsi, une fois dans sa vie, et comme pour toute sa vie, Michaux a eu besoin d’une image, d’un nom, d’un héros pour se sentir défini, aussi indéfini que soit son personnage, c’est la force ambiguë de Plume. Un tel besoin semble répondre à l’apostrophe rageuse : ‘mais bon dieu ! qu’on me donne donc un substantif / un maitre qualificatif où je puisse me coller à jamais ».

Cet exemple illustre combien chez Michaux le rapport entre la création et la vie est complexe, subtil, et difficile à saisir justement. Il illustre aussi l’intérêt du volume Pléiade et les cheminements qu’il permet pour peu que l’on se laisse prendre au jeu des notices et des notes.

Belge ?

Michaux, premier belge dans la Pléiade ! Mais cela a-t-il une quelconque importance ? Oui, répond Michel Butor dans le très beau numéro du Magazine littéraire (contributions de M. Butor, J. Starobinski, M. Luneau, M. Blanchot, J.-J. Lebel, R. Bellour). Georges Perros avait dit : « Même si on ne sait rien de sa biographie, en lisant bien Henri Michaux, on est forcé de voir qu’il est belge ». Butor précise : « L’inspiration de Michaux appartient à un grand courant de l’humour figural qui est aussi celui des surréalistes belges (bien que Michaux les ait peu fréquentés)… Je crois que Michaux appartient à la famille des Belges ultra-raffinés pour qui l’humour est une façon de se démarquer, une façon d’inventer une autre belgitude, aux antipodes des stéréotypes sur le Belge jovial et buveur de bière ».

Joseph Duhamel


Henri MICHAUX, Œuvres complètes, t. 1, édition établlie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
Henri MICHAUX, Passages, Gallimard, coll. « L’imaginaire »
Henri MICHAUX, L’espace du dedans, Gallimard, coll. « Poésie »
« Michaux écrire et peindre », Magazine littéraire n°364, avril 1998


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°103 (1998)