Né à Esneux, près de Liège, en 1947, domicilié rue du Cimetière, le romancier de science-fiction Alain le Bussy a « traversé la rue », comme il aimait à le prédire d’un ton goguenard, le 19 octobre dernier, entouré de sa famille, de ses voisins et de ses amis auteurs de SF, belges et français qui avaient tenu à l’accompagner dans sa dernière promenade. Il était décédé le 15 octobre au CHU du Sart-Tilman.
Grand lecteur, le Bussy prend contact avec la SF durant son adolescence : « Je suis tombé amoureux de la SF en découvrant dans le grenier d’un copain trois bouquins, raconte-t-il dans un entretien. L’un était À la poursuite des Slan, de Van Vogt, le deuxième un Brunner assez mineur, Les négriers du Cosmos et le troisième, c’était Le gambit des étoiles, de Gérard Klein (…) À l’époque, 1961, 1962 ou 1963, des choses extraordinaires commençaient, avec les premiers satellites artificiels, les premiers vols habités (…) La SF a peut-être été pour moi une sorte de réaction à un univers familial trop classique, trop figé, trop sûr de l’acquis du passé »[1].
Du fanzine au Fleuve noir
Durant ses études universitaires en sciences politiques et sociales, il publie quelques nouvelles dans la revue du Cercle de littérature de l’ULg. Mais le grand déclic, c’est en 1970 qu’il le connaît : il participe à la première Convention internationale de Science fiction tenue sur le sol européen, à Heidelberg. Il y découvre la vie foisonnante du « fandom », américanisme qui désigne l’univers des passionnés de SF qui publient des « fanzines » consacrés à leurs auteurs favoris. Écrire, publier et partager avec les lecteurs : le jeune Esneutois retiendra la leçon, au besoin en pratiquant l’auto-édition.
À peine rentré, le Bussy lance lui aussi son fanzine : il s’appellera Xuensè, anagramme du nom de sa commune natale, et le suivra dans toutes ses pérégrinations narratives et éditoriales, avec quelques périodes de sommeil. En 1976, il organise à Liège, avec quelques autres passionnés, la première convention internationale de SF sur le sol belge, « Leodicon ». Épuisé après cette aventure, il arrête presque complètement d’écrire jusqu’en 1983. Cependant, il a déjà pas mal de nouvelles à son actif, ainsi que plusieurs romans, mais n’a encore rien publié.
Durant toute sa carrière littéraire, le Bussy n’a jamais cessé de travailler dans le secteur des ressources humaines, écrivant la plupart de ses romans en cinq ou six fins de semaine. Il a recommencé à écrire à la fin des années 80 et ses amis le pressent de se faire publier. En 1990, il envoie un manuscrit chez Robert Laffont. Gérard Klein, qui dirige la collection « Ailleurs et demain », refuse son livre, mais lui conseille de l’adresser au Fleuve noir. C’est là qu’en 1992 sortira son roman Deltas, première partie d’un « planet opera » qui raconte le naufrage d’une expédition terrienne sur une planète lointaine. En quelques années, Alain le Bussy publiera une vingtaine de romans au Fleuve noir, alternant SF et fantasy (Le Cycle de Chatinika).
Les années de consécration
Les années 90 sont celles de la maturité et de la consécration internationale. En 1993, Deltas obtient le prix Rosny Aîné, le « Goncourt de la SF », lors de la Convention internationale d’Orléans. En 1991 et en 1995, deux de ses nouvelles reçoivent successivement le prix « 7e Continent », organisé par la revue québécoise Imagine. Toujours en 1995, il revient de la Convention internationale de Glasgow avec le titre de « Best European Author ».
Après la disparition de Fleuve noir, le Bussy a plus de mal à trouver des éditeurs : il ralentit un peu son rythme de parution, tout en diversifiant ses approches du côté du fantastique, du pastiche (il écrit les aventures de Rob Mobane, de Gary Hickson ou d’Alceste Rupin) et même du polar.
Celui que ses amis de la SF appelaient « l’homme qui écrit plus vite que son ombre » aura publié, en l’espace de dix-huit ans, plus d’une trentaine de romans (tout en en ayant rédigé beaucoup plus) et écrit plus de deux cents nouvelles, dont un certain nombre seront reprises en recueils ces dernières années.
Un phénomène éditorial
Peut-on considérer Alain le Bussy comme une sorte de Simenon de la SF ? « Je ne le comparerais pas à Simenon, qui est un phénomène mondial, commente le nouvelliste et critique Dominique Warfa. Cependant, en dehors de Simenon, je ne vois, dans le domaine paralittéraire (l’aventure, le fantastique, la SF), que deux phénomènes éditoriaux remarquables en Belgique francophone : Henri Vernes, le père de Bob Morane, dans les années 50-60 et, à partir des années 90, Alain le Bussy. Aucun autre auteur n’a une production comparable à eux deux ».
Comment situer l’œuvre de l’Esneutois dans le contexte général du genre ? « Quand il commence à écrire, poursuit Dominique Warfa, Alain le Bussy connaît très bien la SF, notamment à travers l’univers des fanzines. Il est familiarisé avec les grands thèmes de la SF classique américaine des années 50 et 60, c’est-à-dire les aventures intergalactiques. Sa démarche consistera d’abord à utiliser ces thèmes comme cadre pour raconter des histoires à sa manière propre, pas nécessairement en axant ses récits sur les domaines les plus pointus du genre, mais en mettant en scène des personnages bien campés dont il décrit les interactions dans un style très fluide. Une grande partie de son œuvre de SF peut être définie comme des ‘Space operas’ ou des ‘Planet operas’, c’est-à-dire des aventures intergalactiques ou situées sur des planètes lointaines. Il a également inscrit plusieurs suites dans un cadre qu’on peut appeler ‘post-apocalyptique’, c’est-à-dire sur une terre future dévastée par une catastrophe majeure, une invasion ou une guerre nucléaire (York de l’île, Rork des plaines, Hou des machines, etc.) ».
Comment expliquer qu’il soit très célèbre dans les milieux de la SF francophone et relativement peu connu du grand public ? « Il est absolument normal qu’Alain soit très connu dans le milieu, ajoute Dominique Warfa, car c’était un animateur infatigable. Après avoir lui-même organisé une Convention de SF à Esneux-Tilff en 2002, il était en train de préparer la suivante, programmée pour l’été prochain à Tilff. Par contre, sur le plan de la diffusion, ses romans ont pâti de la rotation rapide propre aux éditeurs de littérature populaire, comme le Fleuve noir. Donc ses livres ont été longtemps difficiles à trouver. Heureusement, le petit éditeur français ‘Eons’ a réédité tous les romans d’Alain sortis au Fleuve noir. On peut se les procurer facilement sur Internet et même les télécharger sous forme d’e-books. »
Pour moi la vie va commencer » : c’est la chanson de Johnny que ce diable d’Alain le Bussy, non content d’avoir rédigé lui-même son faire-part de décès, avait demandé qu’on diffuse lors de la non-cérémonie préalable à son enterrement. Quelle direction peut bien prendre l’âme d’un auteur de SF quand d’aventure il lui arrive de décéder ? La famille et les amis d’Alain sont sur ce point assez d’accord avec Charles Trenet : longtemps, longtemps après sa disparition, ses histoires courront encore dans l’espace intersidéral où il a passé tant de temps en imagination et où on se plaît à l’imaginer flottant libre, détendu, heureux, la barbe caressée par un doux alizé de photons, poursuivant son œuvre sans plus avoir recours à l’ordinateur, immergé dans son sujet, au cœur d’une transcendance métaphorique dont on se prend à regretter, pour lui et pour nous, qu’elle ne soit qu’une métaphore.
René Begon
[1] Dominique Warfa, « Entretien avec Alain le Bussy », dans Yellow Submarine n° 107, février 1994, p. 22-32.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°164 (2010)