Hommage à Gaston Compère (Conneux, 1924 – Ixelles, 2008)

Gaston Compère
J’ai rencontré Gaston Compère au théâtre-poème, à la parution de Derrière l’œil (Jacques Antoine, 79). Je lui confiai mon admiration, ainsi qu’un petit manuscrit. Il eut la bonté de me convoquer dans son appartement avec vue sur le ciel, et me demanda ensuite, à chacune de nos rencontres, où en était Nuages. C’est que Gaston Compère était la fidélité même, et l’exigence incarnée. En sa compagnie, cerné d’ouvrages et de tableaux nocturnes, accoté au piano, il n’était qu’à être vrai, sans la plus maigre concession, et d’avancer d’île en île vers cet au-delà où ne règne que la musique.
Sa conversation, tour à tour enjouée et pénétrante, n’évoquait la vie sociale que pour la condamner, radicalement. Né de l’enfance, le sentiment de ne pas appartenir à la masse lui procurait un sentiment délicieux. Les modes, les Eglises, les Ecoles, les cénacles littéraires ou les terrains de sport lui arrachaient des commentaires d’une férocité libératrice, dont bénéficiaient ses proches et ses élèves.
« Il n’est qu’une seule aristocratie, disait-il, et c’est celle de la sensibilité ».
Dans sa vie comme dans ses livres, Gaston Compère se tenait à L’écart, mais un écart vertical, aimanté par les plus hautes exigences du style et de la grâce.
Docteur en philosophie et lettres, puits de science et de conscience, il pratiquait tous les genres littéraires, de l’essai au poème en passant par le roman, avec le double dessein de répondre à la misère existentielle par une interrogation des systèmes de références culturelles et par la création de formes belles, neuves, parfaitement suggestive d’un ailleurs, d’un absolu au-delà du visible... Nul mieux que lui n’a, au gré de son œuvre, interrogé les symboles religieux, artistiques ou ésotériques, dans une sorte d’opéra baroque à la fois fascinant et étrange. Chaque idée, chaque rite, chaque mythe était autopsié à vif, dans la fièvre et le ricanement. Il s’agissait d’arracher le masque, et la peau, afin d’atteindre la fibre et l’ossement qui rappelait la mort, et la plongée dans les ténèbres. Puis, du plus profond de l’angoisse et du vide, malgré l’horreur de la condition humaine, il fallait fouiller les ruines où agonisaient les systèmes de pensée, afin de construire un ciel pour les anges.
Il se trouve chez Compère d’étranges convulsions, une fascination rageuse pour la sanie et les humeurs grotesques en même temps qu’un sens absolu de l’élévation, de la démesure flamboyante, de l’âme habitée par des fleuves de lumière. Sa dignité tenait dans le dépassement de ce qu’il est convenu d’appeler l’infini. Et dans l’invention de formes incantatoires, absolument singulières, chaque livre, épicé de parodie, de sacré, de symboles, étant conçu comme un moyen de connaissance où le lecteur, s’il consent au déchiffrement, tel l’interprète devant la partition, se hasarde seul et de plus en plus nu.
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Gaston était un aventurier de la révolte et de l’imaginaire ; il fut un professeur éblouissant à l’Athénée d’Ixelles, un ami d’une douceur incomparable.
Au fil de sa quête philosophique, il interrogea les figures littéraires comme Robinson Crusoë ou historiques comme Charles le Téméraire ou Louis XI, tout en traduisant Rilke, saint Jean ou Shakespeare. Sa puissance de travail dépassait l’entendement, et il n’était pas un défi qui ne le tentât. Il lisait tout, depuis La Bible jusqu’à Raymond Chandler, il connaissait tout, de la recette de la confiture aux myrtilles à tel vers de Guido Gezelle. On lui commanda du théâtre, de la biographie, du souvenir d’enfance. Chaque fois, prenant le problème à bras le corps, il plongeait au cœur, livrant aussi bien l’essai de référence sur Maeterlinck qu’une évocation très émouvante de sa mère en son cher Condroz.
Jean-Sébastien Bach lui tenait lieu d’espérance, à l’enseigne de sa chère Lucie ( « Lux fiat et Lucia fit »).
Après une longue éclipse, Gaston se risqua à nouveau à l’œuvre musicale. Il composa sur les polders le plus beau des guides sentimentaux, où se jouent les noces de la terre, de l’eau et du ciel, car la musique est, par excellence, cela qui n’est réductible à rien.
Si Dieu est derrière Dieu, la musique vibre au cœur du silence.
Il y a quelques mois, alors que je rendais visite à celui qui m’a donné d’écrire et après que les mots eurent laissé place aux regards, Gaston me proposa d’écouter en sa compagnie une sonate de Lekeu. Puis, une autre, de César Frank, et, dans la chambre – « la prison finale », disait-il – comme la lumière stagnait doucement sur les stores, il ne resta que le violon et le piano, et cette lenteur suspendue où chacun dit adieu à une part de lui-même.
« Tu sais, m’écrivit-il un peu plus tard, il est dur de vivre en se disant qu’on ne verra rien du printemps ».
Alain Bertrand
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°153 (2008)