Hommage à Guy Vaes

Guy Vaes

Guy Vaes

Guy Vaes en chemin vers le mythe

Il paraît que Guy Vaes serait mort. La rumeur le colporte. L’un des plus grands écrivains contemporains mais, comme cela arrive quelque fois en littérature, connu provisoirement de quelques lecteurs affidés seulement, ne participerait plus du règne du vivant. Il paraîtrait même qu’il se serait éteint dans un hôpital anversois. Mais rien n’est moins sûr, comme nous le souffle l’intuition littéraire. Vaes n’est pas mort au sens vulgaire du terme, parce qu’il n’a jamais été un vivant comme un autre.

Il avait, on peut le révéler aujourd’hui, une particularité physiologique très rare : il avait le cœur à droite. Littéralement. Il ne s’agissait pas, chez lui de quelque préférence politique que ce soit – il est probable d’ailleurs que pour lui la politique n’existait tout simplement pas –, mais d’une disposition corporelle singulière. Son cœur battait dans la partie droite de sa poitrine. Sa circulation sanguine n’était donc pas orientée de la même façon que la nôtre. Sa vision du monde était elle aussi marquée par l’étrangeté. Il ne voyait pas les choses comme le commun des mortels sans doute parce qu’il ne participait pas, répétons-le, du commun des vivants, et guère davantage, insistons-y, du commun des morts à présent.

Être exquis, d’une exceptionnelle attention au monde et aux autres, comme s’il devait à tout instant se souvenir qu’il était leur contemporain, il laisse un vide énorme. Mais aussi un héritage artistique hors normes. Il est l’auteur de moins de dix livres. Cinq romans, deux essais, un superbe album de photos. Le tout, un jour, tiendra en un seul volume guère encombrant. Mais cela constituera un talisman pour ceux, de plus en plus nombreux, qui en prendront connaissance.

Il avait aussi écrit d’autres choses. À son corps défendant, il avait été journaliste. Et ses articles, qu’il écrivait sous la pression des nécessités de l’heure, étaient remarquables. André Sempoux en avait d’ailleurs réunis une sélection, tous consacrés au cinéma, dans un recueil paru au Cri et à l’Académie dont il faisait partie, intitulé 111 films. Mais, à ses yeux, ne comptait que la littérature, qu’il aimait raffinée comme lorsque Gracq la pratique, mais aussi humainement vertigineuse, comme chez Julien Green, et toujours captivante, comme chez Robert Louis Stevenson.

Il n’y avait pas, chez lui, de solution de continuité entre l’exercice métaphysique de l’écriture et l’élaboration tactique du thriller. Ses romans, comme Octobre long dimanche, son chef d’œuvre initial, qui date de 1956, qu’il publia donc à la veille de ses trente ans, ou L’envers, qui lui valut le prix Rossel, ou encore L’usurpateur, qui parle si bien des environs d’Anvers, la ville à laquelle il resta indéfectiblement fidèle, sont, à leur façon, des suspenses, parce qu’ils pratiquent magistralement le suspens, entre réel et imaginaire, entre les modalités du temps, entre les catégories de l’espace. Ce sont des livres qui sont chargés de sens et de sensations comme il y en a peu, des livres qui vont, lentement mais sûrement, faire leur chemin dans les consciences, et qui témoigneront de plus en plus que, non, Guy Vaes n’est pas mort, mais s’achemine vers la vie à laquelle il était de tout temps destiné : celle d’un grand écrivain mythique.

Jacques De Decker

« Ta granitique compacité » : traduire la poésie de Guy Vaes

La poésie de Guy Vaes m’a envahi. Elle m’a pris de court pour ne plus me lâcher. Au début des années 90, je me suis mis à traduire en néerlandais Le millénium éclair (1981) et la Suite irlandaise (1988). Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai lu cette phrase d’André Sempoux : « L’homme qui ne se voyait pas d’avenir a devant lui la nécessité d’une œuvre. »

Guy Vaes est un poète nécessaire, indispensable. Et cela pour maintes raisons qu’un lecteur assidu retrouvera dans tout ce que l’écrivain a jugé nécessaire de publier. Dans les dernières années de sa vie, Guy Vaes a essayé de trouver une « solution » (le mot est de lui) à un roman resté inachevé. Même sans fin, ce texte indique déjà la direction que l’écrivain

a voulu choisir. En exergue nous lisons cette phrase de M. Jouhandeau : « On poursuit un but caché que personne ne devine et qu’on ne sait même pas soi-même. » De ce contexte unheimlich – un mot-clé dans les écrits de Guy Vaes et dans sa perception du monde – surgit le regard qui développe une vision panoramique (le tout est une vue unique) ou une miniaturisation qui fait que tout s’intègre dans une « granitique compacité ». Le regard peut être stable, voire immobile (bien que toujours le regard d’un promeneur), mais il exclut passé et futur pour jaillir d’une pierre orageuse qu’est le présent imagé.

Le traducteur se doit d’aimer ces pierres, ses uniques biens. C’est d’elles et rien que d’elles qu’il distille son ouvrage. Il part de cette même compacité qu’éprouva le poète. Temps et espaces aident le traducteur à déchiffrer, mais, puisque l’être humain (et le texte à traduire) n’est que limites, la perception ne passe que par l’image qui réintègre tout. Dans ce champ d’impossibilités (la perception est nécessairement caduque), le poète – ainsi que le traducteur – ne fait appel qu’à ce qu’il reçoit de sa vision, dans sa vision. De tout ce dont l’écrivain et le traducteur sont exclus, ne surgit que ce « but caché » : « cette beauté qui accroît le moment présent »[1].

Bart Vonck


[1] Cette dernière citation se trouve dans la correspondance (« La Genèse de mes 12 poèmes ») que j’ai pu entretenir avec le poète Guy Vaes, lors de la traduction des deux recueils cités. Voir : Guy Vaes, De verzegelde tijd (vertaling en voorwoord door Bart Vonck), Brugge, P. Nerudafonds, 1993, p. 52.


Miniaturiste et explorateur

De Guy Vaes, je dirai qu’il ressemblait aux livres qu’il écrivait : à la vigilance du guetteur, il joignait la méticulosité discrète du miniaturiste et la curiosité active de l’explorateur. Notre première rencontre, je m’en souviens comme si c’était hier. À l’époque, Lydie, son épouse, travaillait avec Jacques Antoine sur le projet d’intégrer dans ses collections quelques classiques flamands. En attendant mon appel sous les drapeaux, je m’étais attaqué à un vieux texte d’Hubert Lampo, Don Juan et la dernière nymphe. Favorablement impressionnée, Lydie Vaes m’avait passé un coup de téléphone, premier signal qui vînt, pour moi, du monde encore mystérieux de l’édition. Le nom m’avait fait tiquer. Car je sortais à peine d’une lecture émerveillée de L’envers, dont le cadre londonien n’expliquait pas tout l’attrait. Car chez Guy Vaes, le monde dissimulait, décidément, des doubles fonds.

Guy nous rejoignit un soir au Rubens, à l’entrée des galeries Saint-Hubert. J’étais aux anges. Au charme de l’écriture s’ajoutait celui de l’homme. Sans doute les timides se reconnurent-ils ? À l’époque, je n’avais pas encore dévoré Octobre, long dimanche. Peu importait. Guy fut le premier auteur vivant que je rencontrai hors du Lagarde & Michard. Chance incroyable quand son œuvre vous a marqué, parfois bien plus que vous ne le soupçonniez. Ce que je vérifierais une bonne décennie plus tard.

Entre-temps, Guy composa la préface à ma première traduction d’Hubert Lampo, anversois comme lui, laquelle contenait cette Dernière nymphe qui avait marqué, fût-ce par la porte de service, mon entrée dans le monde littéraire. Notre deuxième rencontre notable eut lieu durant un festival. Guy avait vieilli, mais demeurait cet homme à l’élégance foncière, à l’impressionnante intégrité artistique et morale qui forçait le respect. Nous étions restés les timides que nous étions, et ce fut donc à Lydie qu’il revint de me confier cette vérité dont je ne m’étais guère aperçu. Nigel Parsons, le poète qui se laissait devenir jardinier dans mon Derrière la colline, n’était-il pas un lointain cousin du Laurent Carteras d’Octobre, ce propriétaire dépossédé qui, de même, se laissait devenir le jardinier de son propre domaine ? D’autres se seraient sentis pris sur le fait. Mais bien au contraire, je me trouvai flatté, voire ému. Car on ne vole pas les écrivains de cette trempe-là. Non, on peut juste leur rendre de modestes hommages. Fût-ce à son insu, dans ses propres fictions.

Xavier Hanotte

Vienne

Lorsqu’aux alentours de 1950, en jeune poète inconnu, Guy Vaes décide d’« élire en aparté une Égypte plus secrète » – tel est son aveu, dépourvu de toute ambiguïté –, il ouvre un champ d’écriture où l’exigence et la rigueur de la composition sont toujours enrichies par une profondeur poétique. Car Guy Vaes est, en premier lieu, un poète, un faiseur. Guy Vaes a mis en place un dispositif poétique qui – comme la marche et la mémoire – ne cesse de jaillir. Il ouvre les vannes pour que la langue retrouve son corps, sa vie. La phrase de Vaes ne s’épuise jamais : elle commence à s’écrire et réécrire dès qu’on croit l’avoir lue. Cette Égypte plus secrète est une ville feutrée, transposée, que Guy Vaes traverse depuis le temps d’avant la parole.

Dans cette ville, l’écrivain écrit et marche. (De nos jours la marche est devenue presque une revendication subversive, ainsi que le montre Iain Sinclair, un autre grand écrivain-marcheur.) Farouchement, Guy Vaes fuit la contrainte sociale du « travail ». Son aversion pour le « travail » est si puissante, écrit-il dans Londres ou le labyrinthe brisé, « qu’elle gâte jusqu’aux plaisirs qu’il peut me procurer ». Entre Octobre, long dimanche et L’envers se sont écoulés presque trente ans marqués par le « travail ». Lorsque la pression de ce dernier diminuera à partir des années 80, Guy Vaes publiera trois nouveaux romans. Bien sûr, il faut décoder ce que « travail » veut dire, à savoir celui qu’impose la contrainte sociale et dont la rémunération est la chaîne du maître. À ce travail forcé, ce grand lecteur que fut Guy Vaes oppose, en faiseur, un immense travail d’écriture, patient et minutieux, qui est le résultat d’une attente portée et  précédée par la lecture et la marche ; sans elles l’écriture n’émergerait pas. Lecture et marche, mémoire et corps, auxquelles s’adresse la demande du poète : « Faites que ma main s’éveille au souvenir. » Et si elle ne vient pas, s’il arrive que le faiseur ne puisse pas poursuivre la création, il s’exclame : « Je ne veux pas inventer ! » Point d’invention! La chose doit venir. Voilà ce que Guy Vaes nous a enseigné d’une manière exemplaire : la primauté du travail de la main et de la marche par dessus le projet et l’idée (la perception avant le concept !), une exigence que l’écrivain anversois n’a jamais cessé d’incarner depuis ses premiers écrits.

Adolfo Barbera del Rosal

 Pour qu’Elle vienne.

Élire en aparté une Égypte plus secrète
Un pur tracé qui se réclame des nuits
Et qui soit corps aux mouvantes frontières
Espace à chérir patrie aux chevilles minces
Mémoire ô Atlantide et vous corps retrouvé
Qui sombrez l’un dans l’autre à chaque étreinte
Faites que ma main s’éveille au souvenir
Sur de tendres altitudes et des chutes prolongées
Où le ciel a ses étoiles j’emprunte mon silence
Pour quelque beau néant tendu de rideaux beiges
Où vivre en passager si proche du retour
Qu’il n’est douceur ni crainte qui ne soit désespoir

(Guy Vaes, Ce qui m’appartient, Anvers, Orion, 1952, p. 24)


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°172 (2012)