Jacques-Gérard Linze (1925-1997)

jacques gerard linze

Dans la réédition de La fabulation, en 1988, figurait une table bio-bibliographique composée par l’écrivain lui-même, et sous-titrée : « où l’auteur essaie d’en dire assez sans paraitre se prendre pour le centre du monde ». Ceux qui ne savent rien de Jacques-Gérard Linze et de son œuvre y voient le topos de la fausse modestie, et rien de plus. En sa tournure surannée et sa discrète ambiguïté, la formule est pourtant un sésame d’une rare pertinence.

D’abord parce que Linze fut réellement un écrivain modeste, égarant ou renonçant à éditer certains manuscrits, qu’il jugeait insatisfaisants, sévère à l’égard d’autres textes pourtant publiés. Grand lecteur dès sa jeunesse (et d’auteurs tels que Kafka, Joyce, Woolf ou Faulkner), puis auteur d’une abondante production critique, n’est-on pas condamné à la clairvoyance ? Cette simplicité lucide, jointe à une fertile culture littéraire, musicale et plastique, n’est pas étrangère aux nombreuses amitiés nouées avec David Scheinert, Jean Muno, Dominique Rolin, Jacques Crickillon, et tant d’autres.

Mais encore, « essayer d’en dire assez » sur le passé résume étonnamment le projet romanesque de Linze, comme en témoignent notamment La conquête de Prague (1965), Le fruit de cendre (1966), Au nord d’ailleurs (1982) : récits a posteriori, dont le héros s’échine vainement à reconstituer la chaine des faits écoulés, qu’il en ait été ou non l’un des protagonistes. En littérature comme dans la vie, il n’est pas de fil unique et sûr, pas de clé décisive : seulement des bribes, des hypothèses, des témoignages plus ou moins fragiles. Ce n’est pas un hasard, toutefois, si Linze a voué à la littérature et à l’art une part essentielle de son existence. Commerçant cultivé, son père écrit des articles et des chroniques, donne des conférences. L’oncle Georges, poète, romancier et critique, chantre du futurisme en Belgique, fondateur du Groupe moderne d’art de Liège et de sa revue Anthologie, initie son neveu à l’avant-garde et à l’architecture nouvelle. L’exode de 1940 donne à celui-ci l’occasion de découvrir le jazz… en Dordogne, et l’immédiat après-guerre le voit s’adonner à l’écriture avec passion : articles, poèmes, esquisses de romans, nouvelles, pièces de théâtre.

Avocat de 1949 à 1952, puis cadre commercial à Léopoldville, il entre en 1956 dans une importante agence de publicité, dont il deviendra rédacteur en chef. Il se remet alors à écrire sous l’impulsion de Scheinert : les années 65-68 verront paraitre chez Gallimard quatre romans, qui comptent parmi ses œuvres les plus fortes. Où l’on voit que le travail d’un écrivain obéit à une chimie très particulière, et qu’il s’y produit des précipitations imprévues. « Il y a eu un état de grâce pour ces quatre livres. J’avais des choses à dire, un fonds de souvenirs à utiliser » (entretien avec P. Maury, dans Le Soir du 31 juillet 1986).

Au point de vue littéraire, la période qui suit est vouée essentiellement à l’activité critique, notamment dans La revue générale, dont Linze est l’un des collaborateurs les plus réguliers. Devenu directeur de la publicité d’une importante société industrielle, il laisse passer treize ans avant de publier un nouveau roman, au moment précis où il reçoit le prix Belgique-Canada : Au nord d’ailleurs (1982). Fin 1986, il cesse toute activité professionnelle, entre l’année suivante à l’Académie royale de langue et de littérature françaises. Désormais, il se consacre à la traduction, à la poésie (Terre ouverte), à la critique littéraire toujours, mais aussi à l’écriture romanesque : Le moment d’inertie, La trinité Harmelin.

Pianiste de jazz, poète, membre de nombreux jurys et associations littéraires dont le Groupe du roman, auteur dramatique, conférencier, essayiste, journaliste, professeur de publicité, c’est sans doute comme romancier que Jacques-Gérard Linze s’est le mieux affirmé créateur original. Par son écriture un peu sèche, parfois presque ingrate, flirtant avec le discontinu. Par son imaginaire, et spécialement le rôle nodal donné aux paysages urbains ou naturels, facteurs narratifs à part entière plutôt que simples décors. Par le recours constant aux dialogues rapportés, comme si l’essentiel de la vie tenait moins aux actes et aux comportements qu’à la parole qui les accompagne, les commente, les devance.

Il y a donc un ton romanesque proprement linzien, cocktail de scepticisme, de sobriété, de mélancolie légère, d’indécision. Il y a surtout un motif central, obsédant, qui plus encore que les traits précités donne à cet univers sa cohérence : la mort violente. « Cimetière ou parc ou chambre, suicide ou crime ou accident, le lieu de naissance et la naissance même du récit, c’est la mort […] En prenant la mort pour emblème, en la posant littéralement à la clé, en jouant avec l’empêchement et l’impossible que la mort impose, l’écrivain ne veut pas se donner la facilité d’un thématisme funèbre, il désigne plutôt par là l’empêchement de parler qui fait l’acte même de parler » (L. janvier, préface de La fabulation).

Daniel Laroche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°99 (1997)