
Marcel Mariën
« – Harry James, je ne pouvais pas croire que vous fussiez mort, mais maintenant je ne puis plus croire que vous viviez. » (Aragon, Anicet ou le panorama)
L’on tenait avec Marcel Mariën un surréaliste, sans doute, et d’envergure, un homme d’une sorte assez simple : le monde ne lui convenait pas. Par surcroit, il ne s’en accommodait point, de sorte que la révolution lui semblait la moindre des choses, la moindre et la plus grave : car il fallait la réussir, de préférence immédiatement, ou ne pas la commencer.
Dans l’intervalle ne point courber la tête et ne se point leurrer : surprendre le monde à défaut de le prendre, c’était déjà cela. Encore, le monde faudrait-il s’entendre, et la révolution. Il hésitait d’ailleurs sur la notion de monde, comme il hésitait sur celle de nature. Mais passons outre, passons au monde, précisément : nous ne sommes que quelques-uns sur toute la terre.
S’il ne lui convenait pas, peut-être le monde lui suffisait-il – dans la mesure où, comme il l’admettait volontiers, il existe, et où il n’y en a qu’un. L’on est embarqué, c’est la rose au boué. Je n’exclus pas absolument que ses diatribes contre Breton, au sujet des Grands Transparents soient à porter au compte d’un sentiment. L’utopie des surréalistes, celle en particulier de Mariën, consisterait à considérer le monde comme réel, et qu’il n’y a pas moyen d’en sortir, fût-ce les pieds devant. Pourquoi il convient d’en terminer avec, tel qu’il se présente et nuit. Provocateur par excellence, Mariën détestait la provocation gratuite, l’alibi, la vaticination, la pose, les rodomontades, le débraillé, le clinquant. Il aurait écrit la phrase terrible de Nougé : « Le pain que nous mangeons a toujours un arrière-gout de remords » qui mutatis mutandis rejoint celle d’Aragon : « Sachez que si je traverse la rue en me préoccupant des voitures bien que le contraire vous paraisse héroïque et que vous ayez cru déceler dans mes écrits une idée de l’existence incompatible avec la prudence, c’est que je ne tiens pas à être écrasé ». Ce qu’il soupçonnait, non sans motifs, d’extérieur et de facile chez maints camarades parisiens le révulsait, déchainait ses railleries. Il traquait le cliché surréaliste, dans la conduite comme dans l’ouvrage, avec cette allègre férocité qui n’appartenait qu’à lui.
Marcel Mariën, s’il n’avait pas de son aveu celui de finesse avait, à un singulier degré, l’esprit de répartie. Scutenaire à peine froid, il improvise sur commande un texte, avec brio. Et où une dédicace du dernier plat me coute efforts et temps, il en produisait au débotté dix d’affilée, dont chacune contenait un peu de sel. Dans la conversation, en dépit du ton terne qu’il arrivait qu’elle prît entre nous, de son fait et du mien, au point de tomber, souvent le mot talonnait l’idée, faute de pouvoir la précéder. C’est dire si, pour ce motif aussi, les gens qui s’occupent de la revue où ces lignes devraient paraitre ont fait en s’adressant à moi le choix exécrable. Je dois bâcler. Il m’aurait fallu beaucoup plus que trois semaines pour rameuter et trier mes souvenirs, ordonner mes réflexions, les affiner, les retourner au besoin, vérifier des références, et livrer un texte qui valût au moins le papier qu’il allait gâcher, ou plus banalement fût avec son propos dans un certain rapport de dignité. Rien, ni la corvée ni le lieu, ne m’inclinait à le donner, n’était le sentiment non dépourvu d’immodestie que si pauvre il allait être, si provisoire et mauvais, du moins il ne serait pas mauvais, où qu’il parût, et ici, qu’allant vers Mariën, il vînt de moi.
Je pourrais m’arrêter : le peu qui précède déjà me pèse.
Début 1959, à 17 ans, sans que le milieu où, vaille que vaille, pareil à l’adventice je poussais m’y eût de la moindre façon disposé, j’use ici d’une litote, je connaissais par cœur des pans entiers de Nadja, et conscient avec Rivarol qu’ « ne tire pas des coups de fusil aux idées », rêvais de descendre dans la rue armé d’une vingt-deux longue, non pour tirer au hasard dans la foule (ce qui eût fait un peu poète), mais, plus sérieusement et plus justement, pour abattre les gens de police et d’armée comme je voyais parfois dans telle décharge municipale proche de la forêt de Soignes un maniaque tirer des rats. Je tenais quelque information de l’ouvrage de Nadeau, Histoire du surréalisme, dont les mérites sont divers, le premier d’entre eux consistant à la faveur d’une tautologie dans son caractère historique : cet ouvrage a désorienté, a orienté pour jamais quelques jeunes gens qui n’en demandaient pas plus, mais on éprouvait l’impression qu’il s’achevait avec son objet même, et que de surcroit, dans cette aventure aussi, il n’avait à peu près été bon bec que de Paris. À peine si l’on y voyait passer en filigrane Goemans et Nougé ; la bibliographie ne les mentionne pas. L’on est cependant en 1945n et pas un mot n’est soufflé de Scutenaire, par exemple, qui publie dans Distances dès 1928, ni de Mariën, qui apparait en 1937 et publie dès 1940 (dans L’invention collective), pas davantage du reste qu’il n’y est fait allusion au groupe La main à la plume, lequel avait maintenu en France, sous l’occupation, à travers les pires périls et dans son plus pur timbre, la voix surréaliste.
J’ai rencontré Marcel Mariën en 1959. C’était le premier surréaliste auquel j’eusse affaire. Il avait édité, de Nougé, Histoire de ne pas rire, trois ans plus tôt. Le livre ne s’étant pas vendu, l’on en voyait chez deux ou trois bouquinistes pour un croûton de pain. (Je signale que cet âge d’or est révolu : l’ouvrage aujourd’hui, se paie fort cher). J’en avais acquis un exemplaire, et m’en étais trouvé frappé d’un coup à la tête ou au cœur, ou mieux à cet organe mêlé, tête et cœur, qui doit bien exister, contre l’avis des anatomistes : sinon, comment expliquer que l’on puisse aimer un paysage et un livre ? La suite vint comme de soi, peu importent les détails. La rencontre eut lieu chez l’ex-beau-frère (et encore, de la main gauche) de Mariën. Celui-ci, étant fort pauvre, était prodigue. Il m’offrit la série complète des Lèvres nues, et le déjeuner, je crois à La lune, rue des Chapeliers. Je note, pour l’histoire ou l’Histoire, que je lui ai connu trente-quatre ans durant dans des gargotes le gout du plat du jour précédé d’une soupe. Parmi les choses dont nous avons parlé, ceci. J’avais horreur des poètes, des poètes patents et patentés : non de la poésie, qui est leur négation. Or, je venais, pendant quelque temps, une fois par semaine d’observer des poètes de cette sorte. Très vite leur spectacle me donna la nausée, et j’interrompis notre commerce. « Je vous déconseille de fréquenter ces gens », me dit-il. Que je fusse auprès de lui ce jour-là indique assez que le conseil venait trop tard : aussi m’empressais-je de le suivre. J’avais avec Marcel Mariën trouvé mon camp.
Très sommairement, l’on pourrait voir dans Marcel Mariën un surréaliste orthodoxe et vigilant, dont la seule affaire étant l’affranchissement des hommes, et aussi un poète qui avait le souci des mots, de leur efficace. Le surréalisme est aussi né d’une trahison des mots, qui servaient et servent pour la plupart à de méchante besogne. Il croyait sans trop y croire que tout est toujours possible, et grâce à eux. Sa façon d’en user me semble avoir, le temps aidant, évolué. Mettons qu’à la fin deux lui suffisaient au lieu de trois, pour le même effet. Sans doute aura-t-il cru davantage à la vertu des mots qu’à leur poids. Ses textes souvent trahissent l’effort, que la réussite couronne comme à l’école. Avec cela, et à son corps défendant, insensible au nombre, au rythme, au charme d’abord, en quoi du reste il avait de notre point de vue raison : il lui fallait atteindre son propos et le prendre, sans plus. Son attention, dans le domaine de l’écriture, se portait sur Nougé premièrement, ensuite sur Valéry et Paulhan. Il leur empruntait jusqu’à des tics. L’estime où il tenait la personne de Péret me semble, par exemple, avoir pris le pas sur celle qu’il vouait à ses écrits, encore que ses premiers poèmes, ceux de Malgré la nuit, se ressentent de leur influence. Je ne crois pas que la littérature française lui ait réservé trop de bonheurs depuis la guerre. En revanche, il portait aux nues Richard Stark sous ses trois pseudonymes, et Brautigan.
Je l’ai rencontré le 25 mai 1993, et, exceptionnellement, sans Claudine, ce qu’il a dû regretter. Nous déjeunâmes à quelques mètres de sa demeure, à la Vieille Bosnie, restaurant qui ne se qualifie plus, songeâmes-nous, de yougoslave que par l’effet d’un contresens ou d’une paresse insignes. Régulièrement, il se vaporisait la gorge, et il s’inquiétait si l’atmosphère contenait du pollen : la porte ouverte, il ne voyait pas voleter jusque dans le restaurant de ces boules diaphanes de graines qui ressemblent à celle qui jadis ornait la couverture des dictionnaires Larousse. Je quittai Mariën à Mariën pareil, que le temps usait sans rompre. Là-dessus se mit l’été, nous partîmes pour la France, lui envoyâmes la ou les cartes rituelles. À notre retour nous n’eûmes ni l’occasion ni, sans doute, le temps de nous voir. Début septembre, Claudine eut au téléphone Dominique Rabourdin, qui avait en juillet pour Arte tourné chez Mariën un film sur lui, mais il ne voulut ou n’osa pas lui dire combien il avait trouvé notre ami métamorphosé, comme vidé de soi-même.
Nous n’avons plus désormais qu’à penser à ce que nous ne ferons pas ensemble.
Mon cher Mariën, pour la première et la dernière fois je manque au conseil que vous m’avez donné voici trente-quatre années, puisque je me commets dans une de ces publications qui suscitaient votre répugnance amusée : il n’est que de la feuilleter, tout cela est si bête et si sale et si exempt de sens, de sens poétique, et si ennuyeux, si veule, et n’est point même innocent. Voici vingt ans, les mêmes qui vous ouvrent aujourd’hui les bras vous auraient abreuvé de leur mépris. Quoi d’étonnant ? Ils ont fait le coup à NOugé, ils l’ont fait à Scut. Ces gens ne cessent, avec fierté, d’apporter leurs preuves, comme dans certains bistrots jadis on pouvait « apporter son manger », et il en ira ainsi, je le crains, jusqu’à la consommation des siècles, qui n’en durera peut-être plus un. Bref, je me suis de ce côté mouillé, j’ai mis le pied chez l’ennemi, chez notre ennemi. À ma décharge, c’était pour vous.
Tom Gutt, le 24 octobre 1993
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°80 (1993)