Le purgatoire de Michel Seuphor

Michel Seuphor

Michel Seuphor

Certains s’en vont comblés d’honneurs, d’autres partent en douce, quasi à l’abandon, tel Michel Seuphor, victime d’une longévité qui devient celle d’un survivant. Paradoxe de l’évolution accélérée d’un siècle dont il fut, pour les trois quarts au moins, un découvreur, un animateur et un acteur de premier plan.

Issu d’une bourgeoisie à laquelle, jeune étudiant, il tourne le dos, Fernand Berckelaers, dit Michel Seuphor, découvre simultanément les Grecs, Thomas d’Aquin, le taoïsme, Guido Gezelle, le dadaïsme, l’art moderne, l’injustice sociale et le flamingantisme, celui-ci devenant le cheval de bataille contre celle-là. A cours d’une commémoration de la bataille des Éperons d’or, sur la Grand-Place d’Anvers, il manque de se faire tuer par un gendarme échauffé. Un autre le sera, à ses côtés. Le fait aurait pu enflammer ou endurcir le jeune homme. Mais c’est le constructivisme qui va jouer le rôle capital, anéantir tout ce que l’idéalisme contenait de politique. La rencontre avec Théo Van Doesburg, animateur de la revue De Stijl, s’avère décisive, l’évolution de Seuphor devient particulièrement sensible dans la dernière année de Het overzicht, revue dont il est le co-fondateur et qui s’inscrit dans un vaste mouvement d’avant-garde que défendent, sous des angles divers, des revues francophones et néerlandophones (Lumière, Ça ira, Opstanding, Ruimte, De Driehoek). Le contact avec l’avant-garde allemande et française, qui rallie des artistes de toutes nationalités, achève une reconversion qui l’amène à quitter définitivement Anvers pour Paris. Défenseur et défricheur de l’art abstrait, il fait de Piet Mondrian la figure de proue de son combat, sans pour autant négliger les autres, comme en témoigne son monumental travail de critique et d’historien en la matière.

Que Seuphor coupe les amarres pour s’installer à Paris dès 1925 relève d’un état d’esprit assez voisin de celui d’Henri Michaux. L’adieu à la terre natale. Vu d’Anvers, c’est une rupture qui se paie. L’éloignement engendre l’oubli ou l’hostilité. Que penser d’un flamingant notoire qui choisit d’habiter la France et d’écrire désormais en français ? Un renégat, mais qui garde tout de mêmes des fidèles dans le domaine artistique sinon dans le jardin des lettres.

seuphor les evasions d olivier trickmansholm

Les évasions d’Olivier Trickmansholm aurait pu modifier la situation à l’avantage de Michel Seuphor mais la Deuxième guerre mondiale empêcha que le prix Goncourt lui échût pour ce roman initiatique. D’autres romans, du théâtre, de la poésie, des textes innombrables n’ont rien changé. Son ardeur n’en fut point altérée. En fait, il a œuvré jusqu’au bout, alternant textes et dessins, lecture et apprentissage. Car il n’a cessé d’apprendre, s’initiant au sanscrit et au chinois à un âge avancé avec la même ferveur qui lui avait permis dans ses jeunes années de maitriser le grec et le latin, absorber la sagesse à la source, quelle qu’elle fût, d’où qu’elle vînt. Bien des vanités se réduisent en cendres à cette flamme qu’il a su, sans faiblesse, entretenir jusqu’à son dernier souffle. Sous cet éclairage, le Goncourt manqué lui est apparu comme une bénédiction. Il songeait avec effroi aux exigences médiatiques de la vie littéraire. Plutôt l’éloignement qu’un rétrécissement de son aire de jeu. L’art l’avait guée du flamingantisme, de la politique et de l’Église.

La sagesse universelle l’aida à se maintenir à un autre niveau. Par-delà les contradictions du monde, il fait de la corde raide entre le style et le cri, entre l’idée et le mot, entre la réflexion et la contemplation, entre la pensée et l’action, voire entre le raisonnement et l’esprit. Les influences sont claires (elles imprègnent aussi son œuvre peint et graphique) : ni Marx ni Freud, ni Breton, ni Lacan, mais les Grecs, les Hindous, les Chinois, les esprits jeunes d’un passé lointain toujours présent.

Les entretiens de Seuphor avec le journaliste Alexandre Grenier (Hazan, 1996) sont sous-titrés « un siècle de liberté », raccourci confondant quand on pense à l’original proposé : « la liberté de l’esprit devant le siècle », cette liberté dont il usa très tôt pour dénoncer les totalitarismes en un temps où il était de bon ton, parmi les intellectuels, de sacraliser l’un d’eux. Il prônait « la vérité sans la moindre retouche, cela me dût-il coûter très cher. Je suis toujours prêt à payer pour la vérité nue «  (Lettre du 27 septembre 1996). Ce prix, il l’a payé par l’oubli et l’éviction : évincé en France – pour des raisons sordides qu’il serait malséant de développer ici –, il bénéficiait d’amis et de fidèles d’une génération qui n’était plus la sienne. Même situation en Belgique, principalement en Flandre où le regain d’intérêt se situe dans la dernière décennie. Ses admirateurs se trouvent davantage chez les amateurs d’art graphique que chez les littérateurs enfermés dans leurs clans et, semble-t-il, allergiques à ce Flamand de Paris qui récite Gezelle en westvlaams, écrit en français et crache sur Anvers, un zèbre-lama, inclassable, donc infréquentable. On a beau vivre au-dessus de la mêlée, il est des événements que nul homme ne peut oublier : par exemple, que sa ville natale se souvienne subitement de lui, l’invite pour célébrer son 75e anniversaire et, le jour venu, le laisse seul dans une salle aux portes closes. « Le destin a voulu, écrit-il, que rien d’agréable ne me soit venu de ma ville natale jusqu’à la parution d’Archipel, ce pur miracle ». Depuis lors, il est vrai, on ravive le souvenir comme s’il sortait déjà du purgatoire où d’aucuns n’ont pas hésité à le plonger de son vivant. « Il faudrait attendre en silence, disait-il. Agir comme si l’on avait vingt ans et tout un siècle à vivre » (Lettre du 24 octobre 1993). Parole tenue.

Alain Germoz


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°107 (1999)