Avant-derniers mots d’un fils du siècle
Albert Ayguesparse donnait au printemps 96, à la Foire du livre de Bruxelles, sa dernière interview, à Jacques De Decker. Après avoir présenté Ayguesparse comme le doyen de nos lettres et fort justement souligné le rôle phare qu’il y joua, De Decker le pria d’évoquer, sur le mode de la promenade, les moments-clés de sa carrière. Nous en transcrivons quelques-uns en ces feuilles, comme un hommage à l’écrivain, au poète et critique, à l’animateur de revues qui, né avec le siècle, est mort (presque) avec lui.
Engagement et premières passions…
(…) J’ai commencé à publier vers 1920, mais j’écrivais des poèmes depuis 1917. Nous avions la chance d’avoir un professeur de français très cultivé et lui-même écrivain, qui nous forçait à lire les Belges en nous laissant toutefois grande liberté quant au choix des poètes et des romanciers. C’est ainsi que j’ai découvert, en pleine guerre, des personnages aussi différents que Lemonnier, Verhaeren, Elskamp, Maeterlinck (notamment Les serres chaudes que les surréalistes n’auraient pas reniées) et même Georges Eekhoud. Parallèlement, je me prenais de passion pour Mallarmé, dont j’appris par cœur quelques sonnets. J’avais acheté un dictionnaire de rimes pour me confectionner des rimes riches (…).
Les événements d’octobre en Russie nous firent forte impression. Ils représentaient la délivrance, la libération de tout un peuple. Mais mon adhésion à la Révolution était plutôt sentimentale. Personnellement, je ressentais déjà vis-à-vis d’elle une certaine méfiance. C’est vrai que j’ai toujours été un écrivain engagé, conscient des injustices, des abus, des problèmes de son temps. Je me suis intéressé à la littérature prolétarienne… J’ai rédigé quelques essais assez critiques sur le monde moderne, comme Machinisme et culture, Magie du capitalisme… Pendant la guerre 40-45, j’ai décidé de ne pas faire cadeau de mes textes à la censure… Je passe encore toutes mes matinées à lire des journaux… Pourtant, en littérature, je n’ai jamais cessé de penser qu’il fallait admirer les œuvres pour leur beauté même, en dehors de tout contexte socio-politique. Ainsi, plus tard dans les années 20, après Mallarmé je découvrais et commençais d’aimer Paul Claudel. Je désapprouve absolument la manière avec laquelle il a traité sa sœur, son soutien à Pétain, mais il reste un remarquable poète. Entre Péguy et lui, bien que Péguy soit idéologiquement plus proche de moi, j’ai choisi. (…)
Amitiés et revues…
(…) J’ai rencontré Charles Plisnier au moment d’un Congrès du Parti communiste qui avait fait exclure les trotskistes (Plisnier en faisait partie), représentants de sa tendance « démocratique ». Je m’occupais avec Hubermont de la revue Tentatives, un très mince fascicule publiant des articles sur la culture. Plisnier est venu vers nous et nous a proposé sa collaboration. Nous sommes devenus amis et le sommes restés jusqu’à sa mort, en 1952. J’appréciais sa grande intelligence, son sens de la polémique. Au cours de la discussion, il éblouissait, ayant le don de vous renvoyer vos propres arguments pour vous prouver que vous aviez tort. Après Tentatives, nous nous sommes occupés d’une autre revue, Prospections, et puis d’Esprit du temps, publiée chez Labor et qui, en raison de difficultés financières, ne connut que huit numéros. Par ailleurs, je me rendais chez Plisnier chaque semaine avec d’autres poètes, des écrivains, des plasticiens, aux « Mardis de la place Morichar ». Nous arrivions vers vingt heures, après le dîner, et Madame Plisnier nous servait un petit cordial. Je crois d’ailleurs que Plisnier est mort de n’avoir pu modérer son gout pour les apéritifs ! Ce qu’il ingurgitait me sidérait… Chez moi, l’alcool était un fait plutôt exceptionnel. (…)
Marginales…
J’ai commencé à m’occuper de Marginales tout de suite après la seconde guerre mondiale, et je l’ai fait durant presque cinquante ans. Il est vrai que c’est une revue importante, par sa longévité, les témoignages divers qu’elle nous apporte, son exigence qualitative. Ce dernier point était d’ailleurs notre seul critère d’élection. Pour le reste, nous étions très ouverts. (…)
Je ne le regrette pas, mais m’occuper de Marginales m’a demandé énormément de temps. Parois il manquait des poèmes, parfois des textes en prose, des critiques ou des notes de lecture nous faisaient défaut, et il me fallait pallier tous ces aléas. C’est à ces occasions que j’ai exercé le plus intensément mon activité de critique (sans évoquer ma collaboration au journal Le soir). J’ai aussi rédigé une quantité astronomique de notes de lecture. Aujourd’hui, heureusement, j’ai toute liberté de lire sans prendre des notes ! (…)
Regards d’un écrivain sur lui-même…
J’ai commencé ma carrière d’écrivain par la poésie, n’ayant publié mon premier roman (fort mauvais d’ailleurs), qu’en 1938. J’étais déjà tenté par la prose auparavant, mais je considérais que, pour écrire un roman, il fallait acquérir un peu de « bouteille », multiplier les expériences. Peut-être était-ce l) un faux calcul. Une vue de l’esprit regrettable. Je pense aujourd’hui que, très jeune, on peut écrire des romans étonnants. Il n’y a pas que l’expérience, la vie de l’écrivain… Il y a aussi le pouvoir créateur, qui tient moins compte du nombre des années. Et puis, quand vous me demandez, à moi qui ai côtoyé tant de générations différentes, à laquelle je m’associe le plus naturellement, j’ai envie de répondre que c’est à la génération qui a décrypté les secrets de la vie sociale et intellectuelle autour des années vingt. Vers cette époque, j’ai eu conscience d’exister, de représenter quelque chose dans la société. (…)
En ce qui concerne mon œuvre poétique, je suis d’accord d’y discerner une évolution vers des préoccupations de plus en plus métaphysiques. Tout a commencé avec La rosée sur les mains, un peu avant la guerre quarante. J’ai pu sentir cette mutation dans ma manière de concevoir et d’écrire, sans toutefois être capable de l’analyser. Bien sûr il s’agit d’une métaphysique sans église, oui, enfin… peut-être. (…)
Lorsque je me penche sur ma vie, je m’aperçois qu’elle a toujours été mouvementée, mais aussi que j’ai toujours su la contenir. Je ne suis pas un homme d’exaltations. Je suis du genre pessimiste, et je pratique régulièrement l’auto-critique. Seulement vous n’avez pas raison de me percevoir comme un écrivain sans colère. Le fond de mon caractère est assez colérique, mais je me domine facilement. Mes fureurs sont spectaculaires et durent peu. Je pense d’ailleurs que l’on ne peut pas être un écrivain sans colère… ou en tout cas sans révolte.
Éthique de l’enseignement…
J’ai été nommé instituteur à Forest en 1919 et je n’ai cessé d’y enseigner jusqu’à lâge de la retraite (j’ai notamment eu comme élèves Alain Bosquet, Fernand Verhesen et Hubert Nyssen !). Ce métier m’a toujours passionné. Jamais je ne me suis levé le matin avec des semelles de plomb pour aller à l’école. Alors, quand vous me demandez mon opinion sur les événements actuels, la grogne et la grève, je vous réponds qu’elle est assez mitigée. Je connais et apprécie à sa juste valeur le rôle de la grève en tant que militant, mais je considère qu’un enseignant a des responsabilités importantes vis-à-vis de ses élèves et qu’il ne peut sans dommage y déroger. Enfin, j’en parle peut-être un peu trop à mon aise : il y a longtemps que je ne suis plus dans le coup !
Transcription par Françoise Delmez
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°95 (1997)