Hubert Nyssen : d’un arbre à l’autre

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Hubert Nyssen

Ne dites pas à Hubert Nyssen qu’il fête cette année ses quatre-vingts ans. Un romancier n’a pas d’âge, ou bien il en a par dizaines : l’âge, multiple, de ses créatures de fiction. Ne lui dites pas, non plus, qu’il est l’un des éditeurs les plus remarquables de France, auquel tant de lecteurs – et de lectrices – doivent d’avoir entre les mains de beaux volumes à caresser et, sous les yeux, de grands textes ayant voyagé à travers les langues : Hubert Nyssen est écrivain et c’est en écrivain qu’il a su conférer aux éditions Actes Sud, qu’il a fondées en 1978, leurs titres et quartiers de noblesse culturelle.

À l’entrée du quartier de la Contrescarpe, où Hubert Nyssen a son pied-à-terre parisien, une fresque murale accueille le promeneur : un grand arbre bleu peint par Pierre Alechinsky, à côté duquel figure un poème signé Yves Bonnefoy et célébrant « l’arbre des rues ». Il y a là, si l’on y songe, l’un de ces « hasards objectifs » qui enchantaient les surréalistes. Car l’écrivain qui fit son entrée en terre romanesque avec Le nom de l’arbre (Grasset, 1973, rééd. « Passé présent » n°53 puis « Babel » n°435) est un homme enraciné. Rien en lui, pourtant, d’un sédentaire ; l’écrivain et l’éditeur, en cet homme dédoublé, ont la tête voyageuse. Entendons plutôt que, chez Nyssen romancier, la fiction se développe par ramifications, entrelacs, sinueuses avancées, bifurcations, à la manière dont un arbre, précisément, pousse ses racines et ses branches, se durcit et prend forme au contact des résistances du sol où il s’enfonce et des vents qu’il affronte. Entendons surtout pour prendre la mesure générale de l’œuvre, que l’arbre n’est pas ici un motif décoratif, une figure locale, mais une architecture engageant, si l’on y regarde bien, une représentation de la littérature en général et du roman en particulier.

Un auteur se reconnait, non à des préciosités de style ni à de spectaculaires audaces de ton ou de sujet (il suffit d’un brin de talent, et il se voit trop d’écrivains qui n’ont que cela), mais au faufilage en tous sens, dans la trame de l’œuvre, d’un même réseau métaphorique. Stendhal avait son rameau de Salzbourg pour les sentiments et le jeu de whist pour la comédie sociale ; Simenon, ses « atmosphères » pour le décor et, pour les ressorts psychologiques du récit, ses chambres closes hantées par d’obscurs secrets de famille. Arbres, poupées gigognes et carnets disparus figurent parmi les principaux appareillages romanesques de Hubert Nyssen. Leur insistance désigne la continuité d’une œuvre derrière les romans qui se succèdent – treize à ce jour – autant qu’elle signe la cohérence d’un imaginaire. Il ne s’agit pas là seulement de thèmes obsédants, repérables du Nom de l’arbre à Pavanes et havas sur la tombe d’un professeur (Actes Sud, 2004)), en passant par Des arbres dans la tête (Grasset, 1982), L’Italienne au rucher (Gallimard, 1995, réintitulé La leçon d’apiculture, « Babel », 2004) et encore Zeg ou les infortunes de la fiction, dont un personnage se nomme Jérôme Delarbre (Actes Sud, 2002). Il s’agit, plus fondamentalement, de métaphores structurelles et de formes imaginaires, dictant la conduite du récit et la généalogie de ses personnages. Un récit le plus souvent à tiroirs, dans lequel un plan de narration renvoie à un autre qu’il contient, comme dans Zeg, « sotie » en clin d’œil à Gide, ou dans lequel, ainsi dans Pavanes, la mort d’un personnage voit se succéder plusieurs témoins de sa vie dont chacun, avec son langage et son point de vue, va tenter de rendre raison de l’énigme que le disparu a laissée en fait de trace de son existence. Des personnages le plus souvent hantés par un autre, une figure paternelle ou maternelle, ou encore par une forme antérieure de leur propre identité, dont rendraient raison, peut-être, des carnets retrouvés ou à retrouver, carnets du père du narrateur (dissimulés dans la ruche de La leçon d’apiculture), carnets de Jérôme Delarbre (dan Zeg), carnets de Bruno Bonopéra (dans Pavanes). Affaire de superposition de différents plans de narration, sans doute. Mais il y va là, aussi, d’une épaisseur qui est celle du temps, et donc aussi d’une certaine conscience de la précarité de la mémoire et de l’archive qui en fixerait la trace. Le nom de l’arbre commençait par un autodafé ; et c’est encore un autodafé qui, dans Zeg, inscrit au centre du récit les signes d’une perte irréparable dont toute l’œuvre semble l’ironique conjuration.

Figures du double

Arbres, poupées gigognes et carnets à interroger : ces trois figures n’en font qu’une, en réalité : celle d’un dédoublement généralisé, dont on devine qu’il n’épargne pas le romancier lui-même. Non parce qu’il est professionnelement, en l’occurrence, un homme double, se présentant comme tel – et qu’il publie par ailleurs ses propres carnets d’éditeur (voir L’éditeur et son double, trois volumes, Actes Sud, 1988, 1990, 1996) – mais, bien plutôt parce que, par un paradoxe du romancier qui n’est pas moins déroutant ni moins fécond que celui du comédien dont a parlé Diderot, Hubert Nyssen ne cesse pas, dans ses romans, de questionner le rapport de réciprocité que l’écrivain entretien avec ses créatures de papier et donc, au-delà, le rapport que le mensonge du roman entretient avec la vérité que le romancier met en fiction. Le bonheur de l’imposture (Actes Sud / Leméac, 1998) l’affichait dès son titre : ce que la littérature a peut-être de plus précieux c’est qu’en elle, mieux qu’en nulle autre activité humaine, se révèle que la vérité est hantée par le mensonge de même que tout mensonge est habité par une vérité à faire apparaitre, en un jeu de renversements dont les rapports entre texte et sous-texte, entre sujet de la narration et sujet narré constituent d’exacts équivalents. C’est que, pour Nyssen, la « fiction » a, fort heureusement, ses « infortunes » et qu’un roman, comme un train, peut toujours en cacher un autre. « Toute ressemblance serait accidentelle et traduirait le dépit de la réalité au spectacle de la fiction », avertit-il ainsi son lecteur au seuil de Pavanes.

De pareils jeux de miroirs, d’autres avaient fait naguère, dans les années soixante, un programme dont leurs romans eussent dû être l’application formelle et la conséquence logique (fort heureusement, pour les meilleurs d’entre eux, ces romans débordèrent leur projets). Rien de tel chez Nyssen, pour qui il n’y a pas de roman qui tienne qui ne soit d’abord affaire de narration racontable, de rebondissements, de palpitations émotionnelles et de personnages qui, pour gigognes qu’ils soient, ne sont jamais de simples poupées. Et que ces personnages hantés par leur origine et leurs doubles, le soient aussi, le plus souvent, par des figures féminines insaisissables, même et surtout quand elles se sont prêtées à la caresse et à l’étreinte – telles la Norma des Ruines de Rome (Grasset, 1989), l’Aurélie de L’Italienne au rucher ou, plus énigmatique, la Paulina de Pavanes – ajoute encore à cette séduction d’un récit où le plaisir de dire appelle, chez le lecteur, un plaisir de voir, de toucher à son tour de beaux corps fuyants. Et il faudrait faire ici leur place à l’écriture, d’œuvre en œuvre moins prodigue d’effets pour se faire plus généreuse, et à l’art des variations dans lequel excelle un écrivain qui ne cache pas sa fascination pour Jean-Sébastien Bach. Hubert Nyssen aime à faire part de l’étonnement qui l’a saisi de découvrir que le format original qu’il a donné aux livres Actes Sud avait déjà été adopté par certains imprimeurs du siècle des Lumières. C’est qu’ici encore, si l’on veut, il n’y a pas de hasard. Car c’est à quelques romanciers du XVIIIe siècle que font songer ses romans, bien plus qu’aux modernes produits de la mort du récit balzacien et du texte mis en abyme : à Sterne, à Diderot, à Marivaux, à d’autres encore, qui savaient joindre à l’intelligence du dispositif et à l’ironie de la forme les séductions d’une fiction captivante et d’un langage discrètement érotisé.

Un endroit où aller

C’est dans le Sud maintenant, un autre lieu de vie et un autre arbre – le platane du mas Martin au Paradou, dans les Alpilles provençales. La maison chahutée par le mistral et les cigales tient de la bergerie et de la caverne littéraire, envahie par les livres autant que protégée par eux. Du petit orgue installé dans l’entrée aux deux portraits de Hugo et Baudelaire qui surmontent la bibliothèque du grenier aménagé en bureau, les pièces se succèdent dans une pénombre propice aux recueillements de l’écriture, de la lecture et de la traduction (ce mixte de lecture et d’écriture). Hubert Nyssen et son épouse Christine Le Bœuf – traductrice notamment de Paul Auster – vivent ici depuis les années 1970, où ils savent faire bon accueil à l’étranger voyageur en pratiquant comme personne cette élégance du cœur et cette politesse de l’esprit qui portent le beau nom d’hospitalité. À deux pas du Mas, une annexe, servant aujourd’hui de résidence aux écrivains de passage, abritera l’atelier de cartographie dont naitront, en 1978, les Editions Actes Sud, en réponse au pari, qui n’était pas gagné d’avance, d’installer en Provence et en province, à distance du sixième arrondissement et de ses connivences, une maison d’édition littéraire de rayonnement international. On sait ce qu’il en advint : installée en Arles, forte d’un catalogue de près de 6.000 titres, éditrice de la collection de poche « Babel » (depuis 1989), Actes Sud – qui vient de décrocher son premier Goncourt, pour Le soleil des Scorta de Laurent Gaudé – continue non seulement d’exister bel et bien, maisd e faire exister avec elle, dans une France qui traduit peu, des écrivains aussi importants que Paul Auster, Nina Berberova, Göran Tunström, Don Delillo, Paul Nizon ou Torngy Lingren, aux côtés de Nancy Huston, Alice Ferney, Raymond Jean, jean-Luc Outers ou encore Henry Bauchau.

« Hubert Nyssen, éditeur » : sous la marque de la maison, ce n’était pas là une simple signature, mais une déclaration de principe en faveur d’une édition créatrice, qui ne ferait pas de séparation entre l’objet livre et le texte, qui supporterait que l’auteur trouverait dans son éditeur, non un docile exécutant ni un commercial implacable, mais un interlocuteur averti des complexités et des jouissances de l’écriture, lequel serait, en amont, expert d’une sorte de maïeutique du texte et, en aval, passé maitre dans « l’accastillage » du livre. Hubert Nyssen a désormais cédé la présidence d’Actes Sud à sa fille Françoise ; il y a conservé une collection – « Un endroit où aller » : encore et toujours le voyage par les livres – et un bureau, dont la fenêtre donne sur la palce Nina Berberova, dans le quartier du Méjan et laisse voir, à travers les branches d’un platane, les quais du Rhône. La barre a été transmise, et avec elle ce qui continue de caractériser au mieux la maison Actes Sud, à savoir d’être fondée sur une politique des auteurs davantage que sur une politique des livres. « Dans l’édition, prescrivait Nyssen au service éditorial de sa maison, le savoir-faire est un savoir-vivre » (Sur les quatre claviers de mon petit orgue, Leméac/Actes Sud, 2002). En ces temps de concentrations et de soumission croissante du livre aux impératifs d’un commerce dans lequel la valeur de la « mentale denrée », selon l’expression de Mallarmé, tend à se mesurer en parts de marché plus qu’en densité de pensée et d’écriture, bien des professionnels du secteur feraient bien d’en méditer la formule.

Pascal Durand

 Don d’archives à l’Université de Liège

Dans l’œuvre romanesque de Nyssen court une inquiétude liée à la disparition des archives, de la mémoire. Est-ce un traumatisme qui l’a convaincu de céder l’ensemble de ses archives littéraires à une institution qui se chargerait de les protéger et de les mettre à la disposition des chercheurs ? C’est en tout cas l’amitié qui l’a conduit à choisir comme légataire l’Université de Liège, où l’on se prépare à célébrer cette précieuse donation le 13 avril prochain par l’organisation d’une journée d’études en sa présence.

Ces archives témoignent de la double activité, éditoriale et créatrice, d’Hubert Nyssen ? Dualité qui a suscité notamment une abondante correspondance, avec les écrivains qu’il a connus et édités (Paul Auster, Nina Berberova, Nancy Huston, pour ne citer qu’eux), mais aussi avec des comédiens, des personnalités politiques, etc. : lettres qui seront déposées aux côtés de ses manuscrits et des très nombreux carnets dans lesquels il tient son journal intime, le répertoire de ses rencontres, et où il note des réflexions diverses sur la vie, la musique, la politique… C’est dans ces carnets que Nyssen trouve les principaux matériaux de son œuvre romanesque. Pour L’éditeur et son double, il en a tiré des fragments relatifs à son activité éditoriale. Ses archives recèlent aussi beaucoup de documents iconographiques (photos, dessins, gravures d’artistes qu’il a connus) ainsi qu’une quantité de cassettes vidéo et audio. Celles-ci reprennent notamment les émissions qu’il a faites à France Culture, en particulier les nombreux entretiens qu’il a réalisés avec des écrivains.

Enfin, le visiteur trouvera aussi une collection complète des livres édités par Nyssen. Cette donation est un vrai trésor, mais ces documents ne seront cependant pas tous accessibles dans l’immédiat, car vu leur caractère intime, certains sont soumis à embargo.

C.V.


Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°137 (2005)