Hubert Nyssen, éditeur

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Hubert Nyssen

Ma vie a basculé en cinq minutes sur un quai du métro parisien. J’y croise Hubert Nyssen et je lui dis: j’ai envie de  retraduire tout Dostoïevski. Il me répond: fais-le. Et chacun repart dans sa direction”. Ces mots prononcés à Arles le 12 décembre dernier par André  Markowicz lors d’une séance d’hommage à Hubert Nyssen résument l’aventure de l’homme dont la vie a basculé elle aussi lorsqu’il liquide sa boîte de pub et quitte Bruxelles pour s’installer dans le Midi et y fonder Actes (Atelier de cartographie thématique et statistique) qui deviendra Actes Sud en 1978. Il a 53 ans.

Cette aventure éditoriale, une des plus époustouflantes de la seconde moitié du vingtième siècle, il la commença modestement avec sa femme Christine dans l’annexe de leur mas Martin au Paradou. Deux piliers portent le projet. La traduction, d’abord, et le plus bel exemple en est l’entreprise colossale d’André Markowicz qui tenta de restituer la langue rugueuse de Dostoïevki que la traduction française avait, selon lui, polie selon le goût de l’époque. Il est vrai que l’édition française avait pris un sérieux retard dans la traduction des littératures étrangères, comme si elle se reposait sur les valeurs sûres du patrimoine littéraire français. Mais comme aimait à le rappeler Hubert Nyssen, dès qu’elle passe la frontière, la littérature française devient elle-même étrangère. Sans la traduction, sans les traducteurs, ajoutait-il, la littérature resterait tribale. Voilà pourquoi il créa à Arles les Assises de la traduction, pour que cette fonction indispensable à la circulation des œuvres soit enfin reconnue comme activité créatrice. C’est le domaine scandinave qui l’attira en premier. Il aimait raconter que dans un avion pour Stockholm, observant sa voisine plongée dans la lecture d’un roman suédois, ponctuée par d’interminables fous rires, il lui demanda le nom de l’auteur qui la faisait rire autant et sitôt arrivé en ville, il téléphona à l’éditeur suédois pour acquérir les droits de l’ouvrage en langue française.  C’est que pour lui, il n’y avait d’édition sans connivence et plaisir. Celui de la passagère avait suffi pour le convaincre, lui qui ne connaissait pas un mot de suédois. Les domaines allemand, anglo-saxon, russe, suivirent avec deux découvertes de taille  qui mirent définitivement la maison sur orbite : Nina Berberova et Paul Auster. Actes Sud fêtait son dixième anniversaire par la publication de son 500ème titre. Une réussite qui paraissait à d’aucuns invraisemblable « si loin de Paris ».

Peu d’éditeurs n’ont autant réfléchi qu’Hubert Nyssen à l’objet-livre : format, couverture, polices de caractère, marges, papier. Dès le premier ouvrage, il imprima sa marque de fabrication qui fit que les livres d’Actes Sud se reconnaissent au premier coup d’œil sur les tables des libraires. Il était intarissable sur ce sujet, surtout avec ses collaborateurs, évoquant le papier mat d’un blanc-crème qui ne réfléchissait pas la lumière artificielle, indispensable pour ceux qui lisent au lit. Dans Lira bien qui lira le dernier, décrivant son métier d’éditeur comme un artisanat, il parle de cette intelligence complice qui rend parfois le livre si semblable au coffret où sont serrées des lettres dont nous ne voulons pas nous défaire bien que nous ne les relisions jamais . À croire que, de la même manière qu’écrire, c’est aimer, selon les termes de Dominique Rolin, il n’y aurait d’édition (digne de ce nom) sans amour. Mettre le désir au cœur de la création éditoriale, c’est là que résiderait le secret de ce que certains ont appelé le miracle d’Actes Sud.

Hubert Nyssen, éditeur, peut-on lire sur les quatrièmes de couverture de la collection Un endroit où aller qu’il créa en 1995. Faut-il y voir une poussée d’ego, un désir de reconnaissance insatisfait ? Non, simplement l’assurance que le livre que vous tenez en main, quelqu’un l’a lu et aimé avant vous au point d’avoir eu l’envie irrépressible de faire partager son plaisir. Quelqu’un, c’est-à-dire une personne, un être humain, pas une société anonyme qui par ailleurs vend aussi des journaux, des armes ou des tas d’autres choses. La littérature est chose intime. Offrir un livre comme le publier, c’est montrer une part de soi-même, se découvrir en quelque sorte.

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Cette intimité interdit que la littérature soit abandonnée à l’anonymat des machines (les éditeurs-imprimeurs) et des marchés (les éditeurs-distributeurs). Imaginons un instant ce que serait l’édition française aujourd’hui sans Hubert Nyssen, Jérome Lindon et quelques autres aventuriers de leur trempe ? Il suffit de lire le dernier chapitre de l’ouvrage de Pascal Durant et Anthony Glinoer : Naissance de l’éditeur. On y apprend que les deux groupes dominant l’édition française, Hachette et Editis, sont respectivement aux mains d’un armurier et du patron du MEDEF, deux groupes qui, par parenthèse, s’obstinent à imposer un mark-up de 13% aux libraires belges. « À leur côté, quelques groupes de moindre taille tels Flammarion ou Gallimard et quelques éditeurs indépendants tels Minuit ou Actes Sud dont rien n’assure, quelque obstacle qu’ils y mettent, qu’à terme ils ne risquent pas d’être aspirés à leur tour par le grand trou noir qui s’est formé au cœur de la production éditoriale française. »

Hubert Nyssen était certes plus optimiste, lui qui clamait que la crise est inhérente à la vie du livre : … quand on me dit le livre en crise, je me demande ce que serait le livre sans crises. De la nuit de son histoire jusqu’à nos jours, n’a-t-il pas toujours été en crise ?(Lira bien qui lira le dernier.)

Enfin, Hubert Nyssen était mon éditeur. Il a publié mes trois derniers romans. Je ne suis pas près d’oublier ses lettres manuscrites et nos conversations dans son bureau du Mas Martin, plongé dans la pénombre et tapissé de livres. Comme dans la correspondance amoureuse, surtout au début, il y a dans les lettres de l’éditeur tout un travail de décodage, de décryptage, qui s’impose.  Est-ce oui ou non ? Ou alors, comme souvent, oui mais non ou non mais oui, ce qui est mieux finalement. C’est ce non mais oui que je perçus dans la première lettre qu’Hubert m’adressa à propos de mon manuscrit. Y figurait cette formule troublante: « je ne serais pas vexé que vous vous adressiez à un autre éditeur. » En réalité, il me proposait de changer le titre et de revoir le texte et il n’était pas sûr que j’y consentirais. Il me suggérait, au crayon, insistait-il, car il ne voulait rien imposer, de resserrer l’ensemble, de supprimer longueurs et répétitions. C’est que lui-même était romancier, poète et essayiste et il connaissait, pour l’avoir vécue, la fragilité de celui qui, d’une main tremblante, envoie son manuscrit à l’éditeur, guettant ensuite, jour après jour, les moindres bruissements de sa boîte aux lettres.

Jean-Luc Outers


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°170 (2012)