Qui ne connait rien, ou à peu près, à nos lettres a au moins entendu parler d’Amélie Nothomb, née au Japon en 1967, qui, depuis son entrée « fracassante » en littérature avec Hygiène de l’assassin, n’a cessé d’occuper le devant de la scène médiatique autant par ses deux livres publiés que par les déclarations qui les accompagnent. Nous savons tous qu’à vingt-six ans, Amélie a déjà accouché de vingt livres, qu’elle écrit donc très vite (cent vingt heures, chrono en main, pour Hygiène de l’assassin), qu’elle vit de sa plume, qu’elle est la première étonnée par son succès ininterrompu, qu’elle n’a jamais voulu quitter l’enfance… Que Dieu nous épargne la puberté, semble être le leitmotiv de ses deux romans publiés, qui sait, peut-être des dix-huit autres.
Amélie est donc un phénomène. La critique qui suivit Hygiène de l’assassin fut contrastée, violente dans les deux sens : « celui (le roman) d’Amélie Nothomb, pour être ambitieux à plusieurs titres, ne parvient malheureusement à aucun de ses buts » (P. Maury, Le Soir). « A.N. : une extraordinaire giclée de vitriol dans nos trop sages jardins à la française » (P. Bruckner, Le Nouvel Observateur).
Hygiène de l’assassin raconte l’histoire d’un écrivain célèbre, prix Nobel de littérature, qui, à la veille de sa mort, accepte enfin de se laisser interviewer. Quatre entretiens constituent la substance du roman. Aux trois premiers journalistes malmenés, succède une femme qui, mettant le doigt sur l’indicible secret de l’écrivain (il a assassiné son amie d’enfance au moment de ses premières règles), fera tout basculer. Ce roman de dialogues, qui prend la forme d’un duel porté par une énigme, ne pouvait qu’intéresser l’homme de théâtre attentif. Il a séduit Gérard Desarthe, comédien fétiche de Roger Planchon et de Patrice Chéreau notamment. Un auteur peut-il rêver mieux que d’être monté par cet acteur emblématique dont le Hamlet fut récompensé du Molière en 1989 ? C’est Gérard Desarthe qui a assuré la mise en scène du spectacle créé le 1er mars 94 à Lausanne et présenté ensuite à la maison de la culture de Bobigny. Il y interprète le premier journaliste qui condense en un seul les trois premiers intervieweurs du roman : adaptation oblige, il a fallu réduire le texte initial à moins de deux heures de spectacle. C’est lui, la première victime de la monstruosité de Prétextat Tach, le prix Nobel qui, depuis qu’il a cessé d’écrire, vit reclus sur sa chaise roulante dans une sorte de bunker aux lumières tamisées où il « s’adonne désormais à l’entretien minutieux de son obésité ». Une mise en espace sublime où l’éclairage et le son donnent au repaire de l’écrivain des allures d’aquarium ou de ventre énorme, des bruits d’eau (ou de déglutition) nous transformant en témoin d’une digestion ininterrompue.
La seconde partie du spectacle ne tient pas les promesses de la première car on ne croit pas trop au personnage de cette femme journaliste interprétée par Laura Morante (la petite-fille d’Elsa) et on ne saisit pas pourquoi elle provoque le déséquilibre du monstre comme dans un combat de boxe inégal où le favori s’écroule sans raison. Ce qui amène Prétextat Tach à l’aveu du meurtre, passant de l’arrogance à la componction, reste pour le spectateur la seule véritable énigme de la pièce.
On en sort toutefois ébahi, les yeux écarquillés, comme d’une grotte humide, renouant enfin avec la lumière du jour. Reprenant peu à peu ses esprits, on se demande pourquoi aucun théâtre de Belgique, le pays d’Amélie, ne s’est intéressé à présenter ce spectacle dont l’étrange beauté s’est installée en nous.
Félix Vervier
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°83 (1994)