Le dernier roman de François Emmanuel Jours de tremblement retrace la croisière perturbée d’un groupe de touristes occidentaux remontant un fleuve africain. Sous le tissu d’un récit scandé comme un programme de voyage organisé se disent la guerre et la misère d’un pays déchiré face auxquelles ces Occidentaux nantis groupés sur un bateau de luxe grincent comme un scandale. Le texte est d’une beauté un peu mystérieuse, la situation décrite tragique et sordide… Cela appelait quelques questions, auxquelles l’auteur a apporté des réponses certes explicatives mais qui ressemblent au texte de son roman par des inflexions qui creusent en elles des ombres et les drapent de cette gaze secrète qui fait la beauté d’un poème…
Le Carnet et les Instants : Ce roman, comme presque tous les précédents, est écrit à la première personne. De plus, vous donnez au narrateur votre prénom. Est-ce parce que ce narrateur-là vous est particulièrement proche ?
François Emmanuel : Je ressens souvent le besoin de placer quelque lien concret, subreptice, entre mon narrateur et moi, c’est comme une forme de marquage ou de lointaine « signature ». De roman en roman je constate d’ailleurs que je m’ingénie à réduire toujours un peu plus l’écart comme pour trouver une plus grande « prise » romanesque sans pour autant fermer le jeu de la fiction.
Quelles sont les sources du récit, quelle en a été la genèse ?
Il me semble que ce sont surtout des images qui ont été à l’origine du roman et m’ont engagé à m’y risquer. Au début il y a cette scène de scandale lorsque les trois jeunes noires, court vêtues et provocantes, pénètrent dans la salle-à-manger du bateau, détournant provisoirement sur elles l’angoisse diffuse qui pèse sur les passagers, alors que de toute évidence il se passe quelque chose de beaucoup plus inquiétant. Puis à l’autre bout du livre une vision apparaît en rêve au narrateur : de très jeunes guerriers armés et dépenaillés, envahissent le navire, arborant des sigles publicitaires sur leurs Tee-shirts crasseux : NIKE, OPIUM, ARMANI… Je crois que j’ai été tenté de pousser au plus loin la tension inhérente à ces deux scènes (qu’est-ce qu’elles montrent et qu’est-ce qu’elles cachent ? Où est la vraie obscénité ?). Par la suite d’autres images sont venues s’agréger autour d’un bateau à la dérive dans un pays en guerre.
Fleuve et pays sont ici innommés, les toponymes imaginaires. Est-ce une façon de montrer combien le continent africain est tout entier terre de guerre continuellement blessée et ruinée ?
Seule l’Afrique noire se devait d’être, il me semble, le lieu de cette histoire. À cause des liens très ambivalents que nous Européens entretenons avec elle, cette prégnance du passé colonial, et aussi par son côté « miroir » de nos misères (« là où se joue en pleine clarté, en pleine cruauté, ce qui se trame à l’ombre de nos sociétés occidentales… » dit le Vieil homme). Plus que tout autre continent l’Afrique est par ailleurs le lieu même de la faillite du modèle économique et politique qui a aujourd’hui valeur de standard universel. C’est là que le choc des mondes est le plus brutal.
Avez-vous une histoire personnelle avec l’Afrique ?
Plusieurs histoires – ce ne pourrait être autrement – mais à la distance du narrateur.
Les descriptions sont très picturales – le texte ressemble à un tableau dont les éléments sont soigneusement inscrits dans une composition… Est-ce simplement la manifestation textuelle du point de vue du narrateur ?
Le narrateur est cinéaste. Il ne peut donc manquer d’être sensible à ce qu’il voit et ce qu’il entend. Sans doute, et ceci explique peut-être cela, ai-je ainsi été tenté de rendre compte du caractère très visuel de ce qui m’avait été donné. Comme un film intérieur qui venait m’atteindre par flashes, par séquences et dont j’ai essayé, dans la phrase même parfois, d’épouser le mouvement descriptif. Descriptions dont le tempo plus lent permettait soudain des ouvertures dans le rythme secoué de la narration. Irruption dans le récit de ces traces filmiques qui sont comme des blocs objectifs dans le mouvement tâtonnant de la remémoration.
Les phrases ont aussi un rythme fluviatile et sont riches en sonorités évocatrices de l’eau. Or Le fleuve occupe dans le texte une place de premier ordre…
Toutes les images sont en effet portées par la présence du fleuve, ses berges, ses lumières, sa lenteur et sa force, ses profondeurs… à la fois puissance protectrice (du feu, de la guerre…) muraille d’eau qui enferme et matrice qui porte. Bien plus qu’un décor c’est une présence vivante, de plus en plus invoquée à mesure que le bateau poursuit sa route vers l’amont et se rapproche du cœur fictif de la rébellion.
Les oiseaux sont très présents. Ont-ils ici une dimension symbolique particulière ?
J’associe les oiseaux – ces oiseaux-là du moins qui sont pour la plupart des migrateurs – à ces paysages de terre et d’eau, « lieu du tohu-bohu » explique savamment le Vieil homme, c’est-à-dire lieu de l’indistinction entre terres et eaux, entre ciel et terre, lieu élu par celui-ci comme lieu du grand passage.
Chaque partie du récit correspond à un jour, une soirée. Est-ce simplement une référence aux programmes de voyages organisés ?
Le titre, la scansion des jours comme seule donnée vraiment objective, inscrit le temps comme l’élément majeur de la construction. Du temps programmatique (et au fond très « vacant ») du voyage organisé, ici de la croisière, les passagers basculent dès les premières pages dans le temps de l’incertitude et le temps de l’alarme. À cause de la proximité de la mort, ce temps est souvent requis par l’événement, le présent absolu (que se passe-t-il, que va-t-il se passer ?) Puis en ces jours quatre, cinq, six…, à mesure que le bateau poursuit obstinément sa remontée du fleuve, on touche par moments à quelque temps mythique, immémorial. Du fringant bateau de luxe qu’il était (« ils ont construit sur l’eau une maison haute » incante la voyante d’Ousmara) le Katarina devient une embarcation improbable, une arche de survie où s’entassent pêle-mêle des êtres que d’ordinaire tout sépare.
Pourtant ce qui se déroule à l’intérieur de ces bornes nettes paraît flottant. Et le contraste entre le précis et l’imprécis, entre ce qui heurte et ce qui glisse, m’a semblé constant dans le roman. Ce contraste est-il une base sur laquelle vous avez bâti votre narration ?
Dès le début j’ai voulu rendre compte de l’altération de la conscience (du narrateur) dans ces jours d’extrême inquiétude. Comme les autres passagers il est délogé de ses zones de certitude, tous ses sens sont en alerte mais par moments il ne sent plus rien, l’angoisse le fait osciller entre trop percevoir et ne plus rien entendre, ne plus rien voir. À certains égards son expérience s’apparente à celle d’un rêve. On connaît l’imprévisibilité du rêve et son tropisme à mettre en lumière certains détails en laissant de grands pans d’ombre. Les personnages (sauf Khadim Kanté, peut-être parce que lui est filmé) ont d’ailleurs souvent un statut d’ombres, amies, ennemies, intimes ou effrayantes. Le premier titre de Jours de tremblement était Le Rêve du Katarina et c’est vrai qu’il s’est aussi agi pour moi d’un long rêve fascinant et tourmenté.
Vous indiquez à la fin du texte deux dates qui correspondent sans doute à son temps d’écriture – presque deux ans. Est-ce une durée de travail habituelle pour vos romans ?
J’ai écrit ce livre en trois longues périodes. J’ai besoin souvent de prendre distance avec un texte pour en laisser mûrir l’imaginaire, pouvoir revenir vers son univers avec un regard rafraîchi et un désir plus fort. C’est assez habituel pour moi. Ici j’ai aussi pris le temps d’éprouver ce « réel » sur un bateau et un fleuve, quelque part en Afrique.
Diriez-vous que votre travail d’écrivain tient de celui du sculpteur qui, partant d’une masse brute, retranche, ou bien du geste du modeleur qui, lui, va procéder par ajouts de matière ?
La métaphore du sculpteur me semble plus pertinente sauf qu’on est ici dans la contrainte de linéarité propre à tout texte. Mais il y a concurrence de plusieurs voix entre lesquelles il faut sans cesse choisir, trancher, retrancher, cherchant la ligne juste et l’étroit chemin de navigation…
Propos recueillis par Isabelle Roche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°160 (2010)