Musicien, chef d’orchestre, professeur au Conservatoire de Liège, producteur musical à la RTBF, Patrick Baton connait l’œuvre du grand Jacques sur le bout des doigts : il lui a consacré plusieurs essais, dont Jacques Brel, l’imagination de l’impossible, récemment paru chez Labor, et a dirigé, trente ans après, la reprise de L’homme de la Mancha, dans l’adaptation française de Brel, avec José Van Dam dans le rôle-titre. Mais ce musicien a aussi suivi une formation de philologie romane à l’Université de Liège avant de se spécialiser dans le domaine italien, et lorsqu’il parle d’un texte et de son écriture, on voit qu’il connait la chanson…
Dans sa biographie Jacques Brel, une vie (éd. Robert Laffont), Olivier Todd écrit : « De nombreux mémoires et thèses ont été consacrés à Brel dans plusieurs pays, certains de qualité. Beaucoup, hélas, reflètent un certain air du temps, usent d’un style ampoulé et prétentieux. Ces essais-là partent d’un principe inavoué : plus un auteur, comme Jacques Brel, est concret ou populaire, plus il faut justifier l’intérêt qu’on lui porte en (pseudo)philosophant. La plupart de ces travaux ignorent somptueusement les rapports d’une œuvre et d’une vie. Leurs pages sont bourrées de ‘discours’, de ‘mentalité bourgeoise’, de ‘locuteur’, de l’éternel tandem ‘signifiant-signifié’, etc. […] Pitié pour Brel, la chanson, la poésie et la critique ! »
Faut-il donc craindre à ce point le mot analyse ? On pourrait le croire, au vu des sempiternels reto(u)rs de boomerang, que tout qui fait vibrer imp(r)udemment à un moment donné la corde exégétique à l’égard d’un auteur, se ramasse presque inévitablement de la part du tout-puissant grand public, pas toujours très informé, ou d’un quelconque anecdotisant biographe de plus, lui-même auto-érigé en vestale, en gardien du temps du prêt-à-bien-penser de son obscur objet de désir.
Se préparant presque, de guerre lasse, au traditionnel, naïf mais gentil « Mais est-ce qu’il a vraiment voulu dire tout cela ? », à l’agaçant « C’est votre interprétation… », en passant par le plus perfide « On se demande bien ce que Brel penserait de tout cela » on en arrive à l’inévitable et exaspérant « … vous disséquez les chansons de Brel » (fréquemment d’ailleurs sous couvert de déférence à l’égard de l’effort accompli, reconnu absurde, inutile, certes, mais à tout le moins considérable…), on se retrouve donc relégué sans droit de réponse possible au statut de sinistre nécrophile textuel.
(Soupir.) Et on s’estime heureux quand un journaliste pas mal intentionné mais toujours hâtif, même pas passé par la quatrième de couverture, ne plonge la tête la première dans votre bouquin encore chaud, comme un torero qui porterait l’estocade avant que la corrida ne commence, pour en exhiber tout fier antanaclase et paronomase comme des trophées sanglants de votre ésotérisme onaniste, vaguement intello, à coup sûr post-universitaire.
Mais point ne nous égarons. Ce n’est pas de défense, mais d’illustration qu’il s’agit. De la langue. De Brel. Générée par la musique, et génératrice de musique. Non ?
Telle qu’en elle-même
Nous ne craignons donc plus l’analyse. Mais si avant l’analyse il y a logiquement la passion pour l’objet, l’émerveillement, le désir de comprendre, après l’analyse, ce désir, et l’émerveillement… doivent être intacts. Sinon il faut surtout s’abstenir. Ce n’est pas de dissection qu’il s’agit, c’est de matière vivante, résolument.
Parce que depuis le raz de marée provoqué par un « disque d’or » prêté un soir d’adolescence au pick-up Dual familial, Brel ne m’a jamais vraiment quitté. Mais pourquoi ? Aucune idée. C’est ainsi. Sans doute parce que l’œuvre, telle qu’en elle-même. Et l’homme, bien sûr, mais ça, en fait, ça ne me regarde pas, peut-être même que ça ne m’intéresse pas vraiment. Parce que pour valoir, une œuvre ne doit avoir que faire de la vie de l’auteur. Sinon, peut-elle durer en dehors de l’anecdote ? Brel nous toucherait-il à ce point si ce n’était notre propre histoire qu’il faisait r(ai)ésonner en nous ?
Les angles de vue, d’appréhension de l’œuvre de Brel qui furent les nôtres, sont certes divergents, en apparence indépendants, en réalité reliés par une vraie cohérence.
Et puis l’écriture. Surtout. Magistrale. D’une qualité artisanale incontournable, mais croissante au fil des ans. Nous explorons ainsi l’univers des images poétiques qui structurent l’œuvre de Brel, dessinent une vision du monde. En fait, quoi qu’on puisse penser après une lecture de surface, rien n’a vraiment changé dans ce que Brel avait à dire. C’est dans la manière dont il réussit à l’exprimer qu’il devint lui-même.
Voyez plutôt, la thématique est la même, pourtant : les yeux et les cheveux féminins, symbole d’une courtoise érotique.
Du grandiloquent et gauche…
Mais il y a dans le bleu dans les yeux de ma mie
Il y a dans ses yeux tant de vie
Il y a dans ses cheveux un peu d’éternité (Il y a, 1953)
… et du (joli) aveu d’impuissance (d’ailleurs)…
Tais-toi donc, Grand Jacques, que connais-tu de l’amour ?
Des yeux bleus, des cheveux fous
Tu n’en connais rien du tout (Grand Jacques)
… au sublime…
[C’est le vent du Nord]
… qui fait que nos filles
Ont le regard tranquille
Des vieilles villes
Et qui fait que nos belles
Ont le cheveu fragile
De nos denteliers (Mon père disait, 1967)
Quels sont les procédés rhétoriques spécifiques propres à la chanson, en général, et de Brel en particulier ? Travailleur infatigable, d’une extrême exigence pour lui et pour ses collaborateurs (affaire à suivre), Brel connaissait les limites de la chanson. Il a toujours veillé à ne jamais les outrepasser ni à en surévaluer les potentialités. Funambule parfois, certes, mais au sommet d’un art poli par une authentique maestria figurale.
Pourquoi l’émotion ressentie au fil des quatre saisons du Plat pays ? Et si nous abordions plutôt le comment, en nous donnant des clés pour comprendre une stratégie poétique…
Mais voici que la musique de la langue de Brel provoque elle aussi l’effet de sens d’une manière inattendue. Ah, au fait, une chanson n’est pas un poème… et ne fait que passer.
La chanson écrite : bizarre ?
Aborder la dimension sonore de la langue de Brel, c’est d’abord souligner le fossé séparant la réalisation sonore d’une chanson de sa transcription. Les différentes options adoptées reflètent d’ailleurs le malaise éprouvé dès qu’il faut écrire une chanson : faut-il rester suffisamment proche de « l’avatar chanté » et transcrire les élisions (peu orthodoxes eu égard aux règles de la versification…) opérées par Brel dans les chansons (devenues pour nous références définitives) :
Qu’on a les yeux encor’ trop tendr’
Qu’on a les yeux encor’ plein d’fleurs (L’âge idiot, éd. Pouchenel)
… ou au contraire rester aussi « objectif » que possible, et faire fi des contingences orales :
Mais qu’est-ce que j’aurais bien aimé
Encore une fois voir si le fleuve est encore fleuve (J’arrive, éd. Pouchenel)
Comme on le voit, les deux options peuvent se retrouver dans la même maison d’édition. Problème oiseux ? Du tout. Nombre de chanson « écrites » de Brel, finement ouvrées (au contraire de ces « courses à l’abîme » où la fulgurance signifiante prévaut : Vesoul, La valse à mille temps, Clara, Comment tuer l’amant de sa femme…) étonnent quand on les jauge à l’aune des exigences traditionnelles de versification (prévalant dans la forme strophique de facture populaire du genre. Les audaces formelles et les intrusions de métalangage sont peu compatibles avec les exigences de compréhension immédiate de la chanson). Il est fréquent de poser Brassens, par exemple, comme le parangon de la perfection formelle, et de souligner la relative indigence écrite des chansons de Brel. C’est peut-être une question de peu d’intérêt, mais surtout un faux problème et une erreur de perspective.
Prenons un exemple, quasi un cas d’école. Une des premières grandes chansons « écrites » de Brel, Litanies pour un retour. Chanson métaphorique ? Davantage. Une chanson qui n’est que métaphores. Posant un cadre reconnu, éculé quasi, de poéticité (Mon cœur ma mie mon âme) permettant d’échafauder (à l’instar du beau comme maldororien, à ce point peu spécifique pour que toutes les associations soient possibles) les extrapolations métaphoriques les plus osées. Classique, donc.
On reste confondu pourtant devant l’irrégularité des mètres utilisés : les hexamètres doucement balancés se font vers de 7, 10, 11 syllabes. Maladresse écrite ? Il n’en est pourtant rien. Écoutons la chanson : quand l’articulation musicale vient se superposer à l’articulation textuelle, une syllabe peut se voir dédoublée, triplée dans sa longueur (ce qui est impossible à la récitation où, phonologiquement, une syllabe – nonobstant les petites différences internes, contextuelles, non pertinentes – en vaut une autre en français). Superposons les deux articulations, textuelle et musicale : paradoxalement, quant à leur durée dans le temps (12 unités rythmiques égales, comme 12 syllabes), nous sommes en présence d parfaits alexandrins… Poème ? Rencontre entre un texte parfaitement écrit mais contingent de sa structure musicale : une vraie chanson.
Sur le bout de la langue : rhétorique sonore
Parallèlement à la trame des figures de contenu (portant sur les signifiés. Les métaphores, surtout, creuset de sens par ressemblance) de plus en plus dense et riche au fil de son œuvre, les figures d’expression (portant sur l’enveloppe des mots, sur les signifiants) fourmillent dans les chansons de Brel, et ouvrent des écluses de sens. Antanaclases, paronomases et une cohorte de figures sonores rebondissent, se combinent, se séduisent, se superposent, forniquent et font des petits…
Je ne sais pas pourquoi la route
Qui me pousse vers la cité
À l’odeur fade des déroutes (…)
Vierges froides et nues
Rien que mes pas et pas de lune (Je ne sais pas, 1958)
Je me les veux fraîches et joyeuses
Bonnes travailleuses et sans parlote
Mi-Andalouses mi-onduleuses (Knokke-le-Zoute tango, 1977)
Onduleuses est pure variation vocalique de Andalouses. Même son, même sens. Rapprochement inévitable (mi-, mi-). Mais la métaphore repose sur le vide. C’est tout un champ de connotations qui prend le relais : contorsions amoureuses, courbes suggestives, volupté latine. Le son génère le sens.
C’est le vent du Nord
Qui me fera capitaine
D’un brise-lames
Ou d’une baleine
C’est le vent du Nord
Qui me fera capitaine
D’un brise-larmes
Pour ceux que j’aime (Mon père disait, 1967)
… et le raffinement de la paronomase nécessite deux vers entiers en guise d’écrin. Chanson d’abord.
L’oralité… et ses ambiguïtés de sens
Brel ne désirait pas que les textes de son dernier album, le célèbre « disque bleu », soient publiés. Rien à voir avec les polémiques que l’on sait sur la sortie ou non des dernières chansons, restées (quasi) inédites jusque naguère.
Il ne s’en est pas expliqué, mais il semble clair que c’était parce que la version écrite déflore carrément la très riche « polysémie sonore » engendrée par l’oralité :
Bien sûr nos cœurs perdent leurs ailes
… leur zèle
Bien sûr le temps qui va trop vite
Ces métros remplis de noyés
(S’aimer trop remplit de noyés) (Voir un ami pleurer, 1977)
Le texte écrit se voit contraint de choisir. Le choix univoque conditionne inévitablement le lecteur, laisse peu de chance à percevoir un sens pluriel. Pourtant la polysémie peut se faire virtuose et brouiller les pistes rationnelles avec une science époustouflante :
Il est vrai que parfois près du soir les oiseaux
Ressemblent à des vagues et les vagues aux oiseaux
Et les hommes aux rires et les rires aux sanglots
Il est vrai que souvent la mer(e) se désenchante
Je veux dire en cela qu’elle chante d’autres chants
Que ceux que la mer(e) chante dans les livres d’enfants (La ville s’endormait, 1977)
Mer ? Mère ? La version écrite propose mer deux fois. Et la richesse rhétorique fout le camp (en même temps que la syntaxe est tant soit peu malmenée).
Mais la mer(e) chante dans les livres d’enfants, et un choix univoque devient impossible. L’écrit tue ici l’effet de sens. Pourtant, loin, loin résonne l’assimilation mer-mère comme un mythe archétypal parmi les plus anciens de nombreuses cultures, et une équivalence psychanalytique de base. Cette féminité-maternité de la mer est d’ailleurs très présente chez Brel.
Mais dans le port d’Amsterdam
Y a des marins qui naissent
Dans la chaleur épaisse
Des langueurs océanes (Amsterdam, 1964)
L’auteur et ses musiciens
L’univoque de l’écrit cède donc à l’équivoque. Vous avez dit chanson ? En flagrant délit, pourtant, non d’être poème, mais poésie.
« … Brel, en réalité, ça n’existe pas… Ça n’existe qu’en fonction d’un certain nombre d’individus avec qui j’essaie de travailler, et qui d’ailleurs travaillent avec moi » (Jacques Brel, dans La vie à mille temps, film de C.-J. Philippe, 1995).
La rencontre de Brel avec ses musiciens fut capitale dans l’épanouissement, mieux, la révélation et la maturation de son talent.
Brel rencontre François Raubert en 1956. Raubert est pianiste aux Trois Baudets à Paris (où il succède à… Darry Cowl !) ? C’est, à vrai dire, depuis son arrivée à Paris trois ans plus tôt, les années de galère pour Jacques. La tournée effrénée des cabarets, parfois les plus minables, chaque soir.
Gérard Jouannest remplacera Raubert. Quand, retenu à Paris, celui-ci ne pourra pas s’engager dans de longues tournées, il deviendra le pianiste attitré, et co-signera la musique de nombreuses chansons de Brel.
Depuis ses débuts, Brel ne se départit jamais de sa guitare. Elle lui est presque vissée, comme un symbole. Métaphore, synecdoque et métonymie, tout cela à la fois, d’un type d’inspiration. L’essentialisme monochrome suintant de nombre de premières chansons, une guitare qui ne peut s’empêcher de sentir le boy-scout, le feu de camp, les trop grandes causes déjà perdues avant d’avoir essayé d’exister, parce que vouloir refaire le monde en trois minutes est illusoire et que, si Brel le pressent déjà, son écriture ne le sait pas encore.
« Abandonne ce meuble que tu trimbales sur le ventre » (Rauber)
Rauber persuade Brel de quitter sa guitare. Il s’attire les foudres de tous : « Brel, sans sa guitare, ce n’est plus Brel ». Surtout, ce n’est pas encore Brel. Rauber alors est peut-être le seul à le savoir. Les connaissances techniques musicales de Brel sont (et resteront) assez élémentaires. Il a besoin d’un relais de connaisseurs. Il accepte. Les deux accords et demi qu’il gratte depuis des années peuvent s’émanciper. Oser la modulation, élargir un costume trop serré.
Années cruciales que celles-là. 1958 est l’année de transition. 1959 et il n’y aura plus, pour ainsi dire, que de grandes chansons.
Rauber cède le clavier à Jouannest, mais il deviendra l’orchestrateur (après André Popp, Michel Legrand) attitré de Brel, son éminence grise musicale, le réceptacle d’une exigence de plus en plus aiguë.
La constatation s’impose : l’émancipation de l’écriture de Brel correspond à sa possibilité d’émancipation musicale. Une grande typologie de ses chansons pouvait naitre, celle des chansons dramatiques, inexistantes auparavant, et pour cause, peut-être les plus populaires, petits opéras-minute à un personnage, tranches de vie mouillées d’acide. Impossible à imaginer derrière une guitare (Les bonbons, Ces gens-là, Jef…).
L’équilibre est parfait entre les compères (l’accordéoniste Jean Corti, celui des folles années de tournées, sera de la partie, et signe avec Brel les Bourgeois, Les vieux, Madeleine). Le sens mélodique de Brel ne sera jamais trahi, forcé. Le poids du texte reste le plus important pour Jacques. Les mélodies les plus simples sont les meilleures. Si d’aventure la mélodie prend une trop grande autonomie, si elle se flanque d’une harmonie capiteuse à l’américaine, elle distrait du texte, qui passe au second plan.
Le début de Ne me quitte pas, le récitatif rampant de Jef pourraient par contre frôler la pauvreté, s’ils n’exprimaient à merveille, d’une iconique manière, la fixité des personnages, le désir d’anéantissement de l’un à la limite inférieure de la veulerie…
Laisse-moi devenir
L’ombre de ta main
L’ombre de ton chien
Ne me quitte pas
… ou l’incapacité chronique de l’ami de l’autre à bouger son chagrin…
Non Jef t’es pas tout seul
Mais tu sais qu’tu m’fais honte
A sangloter comme ça bêtement devant tout l’monde
Notes répétées sans grand intérêt en soi. Qui s’émancipent quand la fuite dans un imaginaire impossible leur donne des ailes dérisoires…
Moi je t’offrirai
Des perles de pluie
Venues de pays
Où il ne pleut pas
Et si t’es encore triste ou rien que t’en as l’air
J’te raconterai comment tu deviendras Rockfeller
« Jamais il n’arrivait avec un texte fini » (Jouannest). C’est une légende de croire que Brel avait la création spontanée. Mais ce qui est vrai, c’est qu’il arrivait toujours avec un canevas, et qu’il passait commande à ses musiciens. Une valse, un tango, quelque chose de gai, non c’est trop gai. Ralentis… Et souvent le mot cherché venait. Ou la chanson était remisée pour quelque temps, et abandonnée souvent, quand la sauce ne prenait pas. Mais comme le confirment tous les musiciens avec qui il a travaillé, il n’arrivait pour ainsi dire jamais avec un texte achevé. Les plus grandes chansons furent presque toutes quand ils les découvrirent des ébauches en devenir, un work in progress. Entre les coups, il travaillait. D’arrache-pied, pour trouver la formule pressentie. Il en noircissait du papier de cahiers d’écolier. Seul, pratiquement, Le plat pays, chef d’œuvre d’orfèvrerie, sera façonné dans la solitude et le secret, puis livré intact à la palette déférente de l’orchestrateur…
« Je reste souvent deux à trois semaines sans voir âme qui vive, et c’est très bien ainsi. Je lis, j’écoute Mozart, Schubert et d’autres. Je rêve, j’attends que les étoiles tombent dans la mer, et elles ne tombent pas. Alors je me dis que demain, peut-être… Parfois je me dis que je devrais écrire des textes de chansons. Mais comme ce que je vois est bien plus beau que ce que j’écris, je préfère rêver. Raison, non ? » (Lettre des Marquises à son ami Paul, restaurateur à Zeebruges, novembre 1975).
À qui il passait souvent commande précise.
Car Brel connaissait énormément de musique. Et n’écoutait guère que de la musique classique, dont il était passionné, et qu’il écoutait en amateur éclairé. Mozart, Beethoven, Brahms, parmi tant d’autres. Et les maitres du début du 20e siècle (Debussy, Ravel, Bartok, Stravinsky). Cela atteindra même, mais c’est l’anecdote, le démarquage complet, dans Les désespérés, parodie subtile du mouvement lent du concerto pour piano en sol de Ravel, qu’il adorait. Les couleurs étaient nombreuses dans sa tête, ses références luxueuses, et les orchestrations de Rauber allaient atteindre avec les chansons de Brel une osmose complice unique dans l’histoire de la grande chanson française.
Jusqu’à l’album ultime, le « disque bleu », en 1977, où le seul nom de BREL se détache sur un fond de ciel magrittien. Brel est malade, extrêmement fatigué. Une opération lui a enlevé un poumon. On travaille très vite, très tôt le matin, parce qu’il a pris l’habitude, aux Marquises, tout le monde étant privé d’électricité à dix heures du soir, de se lever et de se coucher avec le soleil.
L’orchestre sous la direction de Rauber lit les chansons une fois. Comme d’habitude, Jouannest et lui ont dû travailler à la hâte. Brel n’a pas entendu les orchestrations.
Nous sommes le 1er octobre. Les Marquises est la dernière chanson à mettre en boite. Jacques arrive, crache, tousse, et chante. Une seule version. Il n’y en aura pas d’autres.
Un accord de sixte et quarte de ré mineur, espérant une résolution qui ne viendra jamais, suspendu entre ciel et mer, immuable. Un miracle de complicité artistique tacite. Brel aura chanté une seule fois la chanson Les Marquises, sans en connaitre l’orchestration, et il ne la rechantera jamais.
Le temps s’immobilise.
Patrick Baton
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°130 (2003)