Poète avant tout, mais aussi romancier, dramaturge, essayiste, auteur pour la jeunesse, voyageur et professeur, Jacques Crickillon est aujourd’hui l’auteur d’une trentaine de livres, et il s’est affirmé d’emblée comme une voix singulière et capitale de nos lettres. Depuis quelques mois, ses premiers écrits poétiques et romanesques sont à nouveau disponibles. C’est une bonne occasion pour revenir sur la genèse de cet auteur inclassable.
Après une enfance pénible à laquelle l’auteur consacrera deux livres (Le tueur birman et Enfant avec cravate et peinture de guerre), après une licence en philo et lettres à l’ULB et un long périple qui l’a conduit en Afrique et en Extrême-Orient, Jacques Crickillon rencontre Ferry, qui va devenir sa compagne, son inspiratrice et son horizon : Seule lumière, ma compagne. (…) Elle seule a fait de ce jeune homme fou comme un pauvre (…) un chercheur de l’Esprit (…). Car je ne fus qu’elle qui est l’amour. C’est bien sûr à elle que sont dédiés les cinq recueils publiés chez André De Rache entre 1968 et 1976, qui viennent d’être réédités sous le titre générique Cercle Afanema.
Ce volume pose le champ que le poète ne se lassera pas d’investir. C’est avant tout un chant d’amour d’un lyrisme fulgurant et d’une verve qui semble intarissable, conforme en cela à la forme même du poème : de longues suites de versets non ponctués débordant d’images hallucinées. Ces poèmes sont radicaux dans la mesure où ils se situent hors des toutes références spatio-temporelles triviales. Ils nous projettent dans une bulle atemporelle, dans un espace à la fois exotique et mythologique.
Ces textes sont aussi le réceptacle des angoisses antérieures qui taraudent toujours le poète : Je demeure au bord des anciens passages dans mes peintures de mort. Certes le monde lui est désormais accessible, mais la colère paralysante n’est jamais loin : Et maintenant je suis plus mort que la mort plus bête que la colère plus dur et pauvre et déchiré où les paroles de la colère m’ont rejeté. La conquête amoureuse est un recommencement perpétuel et douloureux : Mienne tu m’es à jamais étrangère creusant ton lit avec l’entêtement des moribonds / Telle je te prends tu m’échappes tu me désespères et je tourmente ton corps pour le plaisir de la douleur.
L’élaboration du poème se trouve tout naturellement mise en abyme dans le mouvement poétique qui est le lieu et le moment de la manifestation amoureuse : Une parole tangentielle comme l’éphémère de la flamme fascinée (…) Et le poème déroule ses versets comme un bavardage savant comme un limon prometteur et la fouille faite ne sera qu’absence absence absente ô terriblement.
Après cette entrée en matière magistrale, Jacques Crickillon privilégiera toujours la poésie comme mode d’expression et deviendra un des auteurs phares de l’Arbre à paroles. Au début des années 1980, il est tenté par la prose et s’y distingue immédiatement puisqu’il reçoit le prix Rossel pour Supra Coronada, son premier recueil de nouvelles.
Parcours
Dans sa collection « Les maîtres de l’imaginaire », dirigée par Jacques Mercier, La renaissance du livre vient de rééditer la majeure partie des textes publiés entre 1980 et 1987. On y trouve tout d’abord Le tueur birman, le seul roman de Jacques Crickillon (si l’on excepte l’atypique L’Indien de la gare du Nord), qui raconte une jeunesse qui n’a pas lieu. Le personnage central, dont on ne saura jamais rien de tangible, est en rupture avec ses parents et toutes les conventions qu’ils représentent. Il découvre tardivement sa sexualité et l’impossibilité dans laquelle il se trouve de l’épanouir. Il règle ses problèmes en se réfugiant dans la peau d’un double fantasmé, le tueur birman, qui exécute, symboliquement et à l’occasion plusieurs fois, tous ceux qu’il considère comme des entraves à sa liberté.
Ce roman est extrêmement moderne dans la mesure où il imbrique et brasse, sans prendre la peine de les marquer, plusieurs époques et les différents niveaux de réalité. Par sa façon d’épuiser les différentes potentialités d’une situation, il n’est pas loin d’évoquer certaines techniques du nouveau roman chères à Jacques-Gérard Linze. Son texte a évidemment une dimension poétique qui sera bien plus perceptible encore dans ses nouvelles.
Supra Coronada et Parcours 109 peuvent être considérés comme les pendants des versets poétiques. Ces deux recueils proposent les différentes facettes d’une incapacité radicale à s’intégrer dans le monde. Supra Coronada se déroule dans une ambiance apocalyptique et déculturée, où les individus refusant la violence qui régit les rapports humains sont exclus et condamnés à une mort certaine. Les récits décrivent précisément le moment où l’exclusion est imminente. L’ambiance de ces nouvelles évoque la littérature fantastique, mais Crickillon s’en démarque en dépouillant au maximum ses textes de leur trame narrative.
L’univers de Parcours 109 est plus respirable. Le recueil est construit sur un mouvement qui s’oppose à celui de Supra Coronada : le protagoniste n’est pas exclu, il tente au contraire de trouver sa place dans un monde qui lui est plus indifférent qu’hostile. La voie royale de l’intégration est bien entendu l’amour. Mais plus on avance dans le recueil, plus on constate une déperdition de la réalité des intermédiaires. Dans les premières nouvelles, les personnages aiment ou veulent tuer, ce qui est pratiquement équivalent, des êtres bien vivants. Ils aiment ensuite davantage la conquête que l’être qui en est l’enjeu. Ils se contentent pour finir d’une réminiscence voire d’une représentation onirique ou culturelle (un livre ou un tableau) de leur désir.
Le dénominateur commun de ces nouvelles, c’est la priorité absolue accordée à l’expérience du mouvement, à la prise de conscience de son imperfection et, conséquemment, de la nécessité de son recommencement. La nouvelle « La Parisienne » est une excellente illustration de ce processus. Elle est scindée en quatre parties qui cernent une égérie de façon quasi contradictoire. Elle se termine par une conclusion dans laquelle le narrateur constate son incapacité à rendre compte de son expérience. Le lecteur peut alors recommencer le parcours avec un autre récit comme l’a fait avant lui, cent neuf fois le narrateur récurrent de Parcours 109.
Vers Babylone
Dans les années qui ont suivi la parution du Tueur birman, Jacques Crickillon a publié quelques recueils de poésie dans lesquels on peut déceler, dans le fond comme dans la forme, une sorte d’apaisement. La méditation semble avoir progressivement pris le pas sur la fougue initiale. Jacques Crickillon s’est également intéressé à la littérature pour la jeunesse et a écrit, sous le pseudonyme de Franck Paradis, trois livres publiés par Bernard Gilson. Il faudra donc attendre cette année pour qu’il nous livre un Babylone demain, son nouveau recueil de nouvelles qui rend encore plus indispensable l’acquisition du volume de la Renaissance du livre.
Babylone demain est structuré en sept parties, mises chacune sous la tutelle d’une couleur dont la juxtaposition reconstitue l’arc-en-ciel. À la lecture de ces nouvelles, deux choses frappent immédiatement. La première est la forme de sérénité atypique qui s’en dégage. Les personnages évoluent dans un univers urbain qu’ils semblent connaitre par cœur. Ils y mènent des combats dont ils n’imaginent pas une seconde sortir victorieux. Ils sont conscients du processus de répétition, mais ils l’ont intégré comme étant le processus même de la vie. On est bien tenté de voir dans cette maturité lucide, une illustration réussie du processus de dérive cher aux situationnistes qui espéraient, grâce à elle, accéder à une appréhension libre et originale de leur environnement.
Ce qui est également remarquable, c’est la constante du style – qui amène Jacques De Decker à placer très haut l’œuvre de Crickillon : Une œuvre qui impose sa propre chronie, fait fi de l’événementiel, de la journalière usure des faits divers qui compose notre entropie. Une œuvre qui s’impose, voilà tout, comme les somptueuses architectures qui, surgissant dans le paysage, ont l’autorité intemporelle des sites naturels.
Thierry Leroy
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°122 (2002)