Jacques De Decker : petit exercice d’admiration

La bottine dans le canal

Après ceux de Patrick Delperdange, Caroline Lamarche, Diane Meur et Jean-Baptiste Baronian, voici le « petit exercice d’admiration » de Jacques De Decker. À la différence de  ses prédécesseurs, il nous parle d’un écrivain qui est avant tout essayiste politique, artistique et littéraire. C’est ce dernier aspect qu’il développe avec ferveur.

La méthode critique de Simon Leys a tout pour me séduire. J’aime lire ses essais littéraires, parce qu’ils ne sacrifient qu’à un idéal, la vérité, mais allègent cette quête des contraintes de l’esprit de sérieux. Ils n’ont que faire de bien des préceptes de rigueur imposés à ceux qui s’essayent à l’art délicat du commentaire de textes. Je songe évidemment aux recommandations qui se transmettent à l’université, et qui requièrent qu’avant de s’attaquer à un sujet on le connaisse pleinement et même exhaustivement, et qu’au surplus on sache tout ce qu’en ont dit les prédécesseurs. Ce dernier diktat m’a longtemps intimidé. Pas seulement par l’immensité de la tâche, mais par l’ennui qu’elle ne pouvait qu’engendrer. Est-il barrage plus inexpugnable entre les œuvres et ses lecteurs que le résultat des réflexions qu’elles ont pu inspirer à des gens avec lesquels on n’aurait pas envie de fumer une cigarette  devant un immeuble où l’usage du tabac est interdit? Cette littérature secondaire qui porte si bien son nom ne devrait pas bénéficier, de la part des instances magistrales, de l’obligation de connaître, lorsqu’on aborde une œuvre, tout ce qu’elle a pu produire comme exégèses d’un intérêt douteux. On dira que sans cette imposition, elles ne trouveraient pas acquéreur. Serait-ce une si grande perte?

Je ne sais comment Leys procède. Comme il est universitaire lui-même, et de grande autorité, il est possible que le souci d’être averti de tout ce qui se publie dans les matières qu’il enseigne se manifeste aussi dans celles qu’il aborde sur le plan strictement littéraire, ne fût-ce que par contamination. En ce cas, il a l’élégance d’épargner à ses lecteurs la déferlante de références qui reflèterait cette érudition. Je suis plutôt enclin à penser qu’il ne procède pas à cette sélection, tout simplement parce qu’il ne juge pas nécessaire d’accomplir le détour. En tant que critique littéraire, il adopte la technique de l’oiseau de proie: il survole un territoire à très haute altitude, et puis il fond sur sa cible, s’en empare et s’en repaît, nous invitant à partager le festin, tout en faisant en sorte que le gibier choisi demeure vivant, quel exploit! Certains travaux qui s’efforcent d’épuiser un sujet le rendent, de fait, exsangue. Leys n’est pas ce genre de vampire, il capture les fauves littéraires le temps de les soumettre à sa dégustation souvent paradoxale, puis les relâche sans attendre. Ils repartent s’égayer dans la grande garenne des lettres, quelquefois plus alertes qu’ils ne l’étaient avant son intervention. Car Leys a le don supplémentaire de revivifier les écrivains sur lesquels il a jeté son dévolu.

Quelle est sa méthode ? Je me propose d’en postuler quelques principes.

Primo. Ne jamais forcer sa curiosité.

Leys ne parle que de ce qui l’intéresse. Son essai sur Gide illustre bien cette attitude. Dans l’univers gidien, il relève quelques composantes de natures très hétérogènes, auxquelles il applique sa lucidité sans faille. Ses centres d’intérêt sont on ne peut plus divers. Il les a sélectionnés parce qu’ils éveillaient en lui des réflexions très personnelles, si singulières qu’il part de l’idée qu’elles ne peuvent pas être venues à l’esprit d’autrui. Elles sont trop insolites pour cela, ou trop dérisoires. Mais il se trouve qu’elles le concernent personnellement, et qu’il en déduit qu’elles peuvent donc aussi en intéresser d’autres. Et force est de constater qu’il est plus en droit encore de le penser qu’il ne l’imagine lui-même. C’est d’ailleurs ce qui fait son succès : Leys, esprit curieux dans tous les sens de l’adjectif, intéresse à double titre. Par ce dont il parle, et parce que c’est justement lui, et personne d’autre, qui en parle. Les conditions de l’expérience modifient l’expérience, et dans son cas la première condition est que ce soit justement lui, l’un des esprits les plus originaux de son temps, qui s’y livre.

Cette méthode, on est tenté de la qualifier d’anglo-saxonne. Et il est exact qu’elle caractérise peut-être davantage les essayistes de langue anglaise que française. Encore qu’il faille nuancer cette assertion. Si nous avons tendance à émettre ce jugement, c’est que la nouvelle critique s’est nimbée d’une aura de scientificité au demeurant discutable. D’une part parce qu’elle ne se vérifie pas chez ceux qui s’en réclament, elle en porte les oripeaux tout au plus, sous forme de tableaux et de schémas, et de l’autre parce que parmi les maîtres de la tendance – songeons à Barthes en  particulier -, elle est souvent assumée comme un leurre, voire un tour parodique.  Bien des titres de Roland Barthes recourent à des expressions qui se moquent des modèles qu’ils invoquent, le plus bel exemple de cet usage étant « Le système de la mode ». En réalité, ce mode ludique de célébrer le savoir, que nous avons tendance à trouver davantage chez un Harald Bloom que chez un Jean-Pierre Richard, est un comportement qui a ses représentants dans les lettres françaises depuis longtemps. Songeons à Sainte-Beuve qui, à la lecture attentive, romance bien plus les auteurs dont il parle qu’il ne les dissèque, ou à Valéry, dont les essais sont des modèles de gai savoir. Voilà le point focal : c’est celui de la joie. Leys célèbre, à chacune de ses pages critiques, cette joie de prendre connaissance, de l’enrichir par le raisonnement et la fantaisie, et de la communiquer avec un égal plaisir.

Secundo. Croire à la vertu révélatrice du détail.

Les essais de Leys sont des archipels. Ils ne s’embarrassent pas de continuité dans le discours, de cohérence artificielle, de ce que Barthes aimait à appeler le « nappé ». Quand Leys n’a plus rien à dire de son sujet, il ne tire pas à la ligne, n’occupe pas l’antenne, il applique la recommandation de Wittgenstein selon laquelle il vaut mieux se taire à propos de ce dont on a rien à dire. Il laisse par là même son propos se déployer dans la réflexion du lecteur. Il crée une émulation, voire une complicité. On est mis dans une confidence, qui suppose aussi une connivence. Le charme du style de Leys essayiste tient à cette façon d’inviter à remplir le manque, voire de compléter selon le pointillé. Il lance savamment l’hameçon, à nous d’extraire la pèche miraculeuse. Ainsi procèdent les enquêteurs. Ils tirent une vieille bottine du canal, et l’objet, quelquefois, fait faire un progrès énorme à l’investigation. C’est que la bottine en question est l’indice de la présence dans les parages de celui que l’on cherche, probablement défunt, mais devenu tout à coup plus proche. Lorsque Leys lit un texte et nous le commente, il nous parle de ce qu’il a vraiment capté lui,  la bottine dont il a repéré le modèle, estimé le poids, le temps de présence au fonds des eaux. Et de cette bottine il déduit tout le reste. Cela consiste à faire parler le détail pour le tout. Il y a une expression latine pour désigner ce tour, « pars pro toto », et une appellation rhétorique que l’on doit au groupe Mu : la synecdoque particularisante. Leys est un virtuose de la synecdoque particularisante.

Tertio. Préférer la citation à la périphrase.

Simon Leys a publié sous son nom un ouvrage dont il n’avait pas écrit une ligne. Il s’agissait d’un recueil de citations. Il a estimé qu’il pouvait se l’attribuer parce qu’il en était la collationneur et l’organisateur, et il n’avait pas tort. Tirer un extrait d’un ensemble, c’est le doter d’une valeur ajoutée indéniable, mettre l’échantillon en question en présence d’autres du même auteur ou d’autres écrivains, c’est créer un arc électrique qui fait sens par l’assemblage qui le déclanche. Réaction qui ne se produit évidemment que dans l’esprit du lecteur, créant des liens qui relèvent de sa propre culture et de sa capacité personnelle de synthétiser sa pensée. Voilà le secret de Leys essayiste : il fait de nous, immanquablement, des essayistes à notre tour.

    Jacques De Decker


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°155 (2009)