Dans son imposant essai, Verhaeren. Biographie d’une œuvre, publié sous les auspices de l’Académie royale de langue et de littérature françaises, Jacques Marx, professeur à l’ULB, veut restituer au poète sa vraie dimension : d’artiste plus que de héros national. Il entend aussi corriger l’idée dominante selon laquelle la terre et le peuple de Flandre expliquent, éclairent et portent son génie : pour lui, Verhaeren s’est voulu flamand.
Le Carnet et les Instants : Votre dessein était de « rendre justice » au poète. Verhaeren a-t-il vraiment besoin d’être réhabilité ?
Jacques Marx : Le problème de Verhaeren, c’est que l’homme est beaucoup plus connu que l’écrivain. Une image de l’homme, surtout, entrée dans la légende : le barde scaldéen, amoureux de sa Flandre natale, des brumes, des vents et des pluies du nord, devenu, à l’époque de la Première guerre mondiale, le poète officiel de la Belgique, l’incarnation de l’âme nationale. Encore aujourd’hui, il a ses fidèles inconditionnels. Mais, paradoxalement, son œuvre, depuis une trentaine d’années, est quasiment inconnue.
Pourquoi cette désaffection ?
Verhaeren a souffert d’une surévaluation, d’un excès de gloire et de dévotion qui l’a littéralement statufié, mythifié. Puis d’un certain reflux, à la fois de la poésie et des idéaux humanitaires – solidarité, fraternité – dont il s’était fait le chantre. La vénération qu’il inspirait connait son apothéose lors des cérémonies qui célèbrent en 1955 le centenaire de sa naissance. Ensuite vient le repli et, après 1966, le silence.
C’est à l’artiste que vous désirez rendre sa place – une des premières.
Oui, car l’artiste est précisément, chez Verhaeren, celui qui ne fait pas l’unanimité. Les milieux littéraires français ont longtemps fait la grimace devant ses barbarismes, ses néologismes, sa manie des répétitions. Chez nous aussi, on a parfois contesté sa langue. Certes, Verhaeren n’est pas un classique. Il n’a pas le sens de la perfection, le culte du bon gout, mais la volonté d’atteindre la plus grande puissance expressive, le plus grand rayonnement du style, fût-ce au prix d’incorrections calculées.
L’heure serait-elle venue d’un retour à Verhaeren ?
Je le crois, et plusieurs signes en attestent. D’abord, un projet de réédition des Œuvres complètes, en cours chez Labor. Parallèlement, Stefaan Van den Bremt publie chez Manteau une traduction néerlandaise des Heures claires dont le compositeur flamand Jan Van Landeghem met en musique sept poèmes. Enfin, Verhaeren est à l’honneur dans les manifestations qui marquent cette année les dialogues noués entre Paris et Bruxelles, dans la seconde moitié du 19e siècle.
Une époque plus proche de notre fin de siècle que nous ne l’imaginons ?
La question mérite d’être posée. Il me semble, en effet, que nous sommes également imprégnés d’un sentiment de déclin, d’arrivée à un terme, avec ce que cela suppose d’incertitude devant l’avenir et de nostalgie ; comme nous sommes confrontés à une crise d’identité politique, morale, économique, à un effondrement des grands systèmes de pensées et de valeurs.
Verhaeren fut-il le poète chéri de votre adolescence, envers qui il vous a fallu trouver la juste distance critique ?
Pas du tout. Quand j’étais adolescent, mes poètes étaient plutôt Rimbaud et Apollinaire. Plus tard, à l’université, j’ai apprécié des poètes hermétiques tel Mallarmé. Pour tout vous dire, en m’approchant de Verhaeren, je n’étais pas exempt d’arrière-pensées impertinentes ! Chemin faisant, je me suis trouvé beaucoup plus en concordance avec lui que je ne l’avais supposé. Il m’a conquis. Parce que c’est un homme de grand vent, de grands espaces, un marcheur en contact étroit avec les paysages (personnellement, j’ai fait de l’alpinisme, de la navigation à voile, et j’arpente volontiers les sentiers de grandes randonnées). Un poète dont la puissance visionnaire dans l’évocation de la mer, de la Flandre, m’interpelle. Cet ouvrage a occupé six ans de ma vie, m’a pesé quelquefois, mais je sors de cette aventure nettement plus admiratif que je ne l’étais en l’abordant. J’espère que mon livre montrera que nous sommes en présence d’un très grand écrivain (le seul écrivain belge qui puisse supporter la comparaison avec Hugo sans ridicule), qui attend toujours son exégète.
Vous défendez une thèse : Verhaeren « s’est choisi Flamand ». S’il n’a pas été, selon vous, un vrai Flamand, il a, avec une authentique passion, voulu « faire Flamand ». Une conception qui tranche sur celle de ses biographes et commentateurs, d’André Mabille de Poncheville à Émilie Noulet ou, récemment, Beatrice Worthing, pour qui la poésie de Verhaeren est un produit, une émanation de la Flandre éternelle…
Le grand souci des Lettres belges, à la fin du 19e siècle, peut se résumer ainsi : comment créer une littérature d’expression française distincte de la littérature française de France ? La réponse d’Edmond Picard, de Verhaeren, de la Jeune Belgique est celle-ci : il faut se rattacher à un ancrage, un héritage. On va donc chercher dans le passé des éléments constitutifs de notre identité. C’est ainsi que va s’élaborer une littérature de langue française dont l’âme se réfère aux vieux maitres de la peinture flamande, caractérisée par l’alliance du mysticisme et du sensualisme… Verhaeren est le plus volontariste de nos poètes. Non seulement par sa détermination à donner une image de lui-même, à inscrire son œuvre dans le fil d’une tradition, mais aussi par l’intense et continu travail de corrections, de remaniements auquel il s’est astreint tout au long de sa vie, en dépit de maux physiques innombrables qui n’ont pas cessé de le tourmenter.
De l’auteur naturaliste (par l’inspiration) et parnassien (par la forme) des Flamandes (1883) au romantique fiévreusement décadent de la Trilogie noire (1881-1891), du symboliste au visionnaire, du poète âpre et tragique à celui qui communie, dans une ferveur exaltée, avec le chant du monde, à quel Verhaeren va votre préférence ?
Si je ne devais retenir que deux recueils, je choisirais Les villages illusoires (ou Les campagnes hallucinées), c’est-à-dire le Verhaeren en phase avec le milieu ambiant et qui donne libre cours à son lyrisme, à sa vision paroxystique, et Les tendresses premières où, parvenu loin sur son chemin triomphal, il se retourne sur son passé, l’enfance qui a nourri ce qu’il est. Ce que j’écarte, ce sont les grands recueils unanimistes de la fin de sa vie, La multiple splendeur et Les rythmes souverains, où je trouve que son lyrisme devient très conventionnel, didactique, rhétorique. Et il y a pire : la poésie de guerre, de La Belgique sanglante aux Ailes rouges de la guerre…
Vous nous faites redécouvrir aussi le Verhaeren amateur d’art, ami de nombreux peintres, auteur de monographies sur Rembrandt, Ensor, Rubens, et surtout critique d’art, au style vivant et spontané.
C’est essentiellement un visuel, sensible aux tableaux comme aux paysages. Mais il ne faut pas négliger le côté stratégie de cette activité de critique d’art : Verhaeren a compris tôt que les salons et galeries sont des lieux où s’élaborent les enjeux culturels. IL s’agit de défendre, contre la tradition académique, un art nouveau : le Groupe des XX, l’impressionnisme, Seurat, le symbolisme…
Vous montrez d’ailleurs que ce grand poète épique se doublait d’ « un auteur supérieurement organisé et qui sait où il va ». Décidé à conquérir sa place dans le champ littéraire de son temps, à obtenir une consécration internationale. Se prêtant, avec générosité, et quelque complaisance, à tenir des rôles, à remplir des missions : maitre à penser, pèlerin de l’enthousiasme, poète-soldat visitant les tranchées aux côtés du roi Albert… Curieusement, vous ne semblez par regretter cet aspect du personnage ?
Non. Je crois que cela fait partie de la dignité de l’écrivain de bâtir un monde et de s’y impliquer totalement, ce qui suppose une cohérence interne, une trajectoire et une stratégie. Pour les plus grands, la littérature n’est pas un divertissement gratuit. Ce qui est captivant, c’est de voir Verhaeren se positionner à chaque fois dans le courant littéraire le plus porteur du moment, et parvenir finalement à faire coïncider magistralement l’ancrage national et l’ouverture européenne. Le chantre de Toute la Flandre est un poète universel.
Francine Ghysen
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°99 (1997)