Ces choses qu’on n’écrit pas
Jean JAUNIAUX, Les mots de Maud, Luce Wilquin, 2008
Mise à jour 31/10/2023 : une réédition du roman parait le 7 novembre 2023 aux éditions MEO : Jean JAUNIAUX, Les mots de Maud, MEO, 2023, 15 €, ISBN : 9782807004115
Ceux qui prêtent leur plume à d’autres, nègres et écrivains publics, sont par définition des gens de l’ombre, sans visage et sans nom. Jean-Baptiste est résolument de ceux-là. Il a aussi derrière lui, cette fois sous un nom d’emprunt, un parcours réussi d’écrivain de romans de gare, qu’il signe sous le nom de Nicolas Dostkine.
La nuit, il revisite ses écrits qu’il conserve soigneusement et qui lui permettent de tromper sa solitude comme il le faisait jadis en arpentant les lieux occupés par les sans-abri, en quête de fraternité, entre deux gorgées de rouge et une bouffée de cigarettes. De sa maison de Saint-Idesbald, où il retrouve des parts d’enfance, il sillonne la plage au lever du jour, à l’heure du premier café. Et remontent alors les souvenirs les plus tenaces. Un jour, une jeune femme lui adresse un manuscrit d’un récit entrepris, qu’elle lui confie. Maud est atteinte d’un cancer, elle se sait proche de la mort. Avec elle, la mission sera impossible. La proximité de sa douleur, et plus encore les courriers qu’ils échangent sans se voir, constituent un obstacle émotionnel qu’il ne franchit pas. Le voici face à ses propres émotions, comme paralysé. Et surtout cette situation lui rappelle une autre femme, Claire, sa propre mère, disparue en pareil désastre alors qu’il était enfant. Tant de mots rentrés qu’il ne trouvera la force d’écrire que quelques décennies plus tard. En de tels moments, il n’y a pas de mots d’emprunt et encore moins pour l’écrivain qui de public est devenu privé. L’écriture distante se fait proche dans une correspondance qui devient une raison de vivre au point de l’envahir tout entier et de le neutraliser. Les échanges de courrier sont interrompus après qu’il ait entrevu la silhouette de sa correspondante ravagée en s’étant approché de trop près et à son insu. Lorsque des amis de Maud sollicitent son aide pour lancer un appel à la solidarité qui lui permettrait de recevoir les soins dont elle a besoin à domicile, sa plume ne fait qu’un bond et trouve le ton juste, comme par pure nécessité. Après deux recueils de nouvelles, Jean Jauniaux nous a donné un roman intimiste qui interroge la posture de l’écrivain et son rapport à la réalité. D’une écriture souple et sensuelle, il conduit son narrateur à l’essentiel dans une forme de confession urgente, vitale. Ici, écrire à découvert renvoie aux ressorts les plus profonds de l’existence, à ces plis du destin dans lesquels tout se forge. Ecrire impose des limites au-delà desquelles l’authenticité et le respect d’autrui ne peuvent qu’être bafoués, mais aussi de courir le risque de nouer des liens et, avec eux, de côtoyer la plénitude et le manque qui les accompagnent inexorablement.
Thierry Detienne
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°153 (2008)